Alan Pauls - Histoire de l'argent
La grande valse des billets
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Alan Pauls - Histoire de l'argent [Christian Bourgois 2013 - Traduction, Serge Mestre]
Avec Histoire de l’argent, Alan Pauls achève une trilogie entamée par une Histoire des larmes et poursuivie par une Histoire des cheveux. Bien qu’indépendants les uns des autres, les trois volumes prétendent à dresser depuis l’intime un même portrait d’une époque particulière : la première partie des années 70 en Argentine, soit celle, chaotique, de la lutte armée marxiste clandestine, du bref retour aux affaires de Peron, période de tensions exacerbées et d’une violence d’état officieuse qui mènera directement à la prise de pouvoir de l'infâme Videla en 1976.
Dans chacun des trois textes, Pauls cherche à utiliser un événement politique symptomatique de cette période autour duquel développer un récit qui – comme souvent chez lui – tient plus de la digression que de la narration romanesque classique et linéaire. Si dans Histoire des cheveux, il se servait d’un épisode historique réel, celui de l’enlèvement puis de l’assassinat du général Aramburu par les Montoneros (avec une histoire de perruque à la clé), dans Histoire de l’argent, cette fois, c’est d’un épisode plus ou moins fictif qu’il s’agit, celui de la mort lors d’un mystérieux accident d’hélicoptère d’un haut cadre d’une entreprise de sidérurgie, et de la concomitante disparition d’une forte somme d’argent liquide dont on ne saura pas si elle était censée servir à négocier avec les grévistes de l’usine vers laquelle se dirigeait le fameux hélicoptère, à les soudoyer ou directement à financer la sanglante et illégale répression de ladite grève. Si cet épisode en soi résume assez bien les tensions de l’époque, le problème, quoi qu’en dise le quatrième de couverture (du moins celui de l’édition espagnole, il faudra attendre fin août pour voir ce qu’il en est de la version française), c’est que l’épisode en question est loin d’être le nœud central ou l’axe autour duquel tournerait un récit tout en digressions et circonvolutions. Car on aura beau faire, il est difficile d’envisager ce livre comme ce qu’il n’est pas et qu’on voudrait nous faire croire qu’il est : Histoire de l’argent n’est pas un livre sur les convulsives années 70 en Argentine, non, c’est – comme son titre des plus limpides l’indique sans ambiguïtés – un livre sur l’argent et le rapport intime, de chacun, à celui-ci. L’épisode de l’accident d’hélicoptère (qu’importe s’il est réel ou fictif), n’est qu’un des multiples éléments plus ou moins symboliques d’une trame très riche, évènement dont la connotation historique – un peu forcée – gène plus qu’elle ne sert le propos (la plupart, pour ne pas dire la totalité des autres événements du récit étant donc d’ordre intimes).
C’était un peu la même chose déjà avec Histoire des cheveux, l’épisode de l’assassinat d’Aramburu, dans les dernières pages du livre, semblait un peu sorti du chapeau histoire de justifier le concept d’une « trilogie sur les années 70 » (une période par ailleurs très à la mode dans la littérature argentine ces dernières années). Une fois que l’on a compris et accepté qu'il s'agit là d'un prétexte que le texte ne corrobore pas - les passages où il prétend le faire sont souvent les plus faibles - on est en droit d’apprécier le livre pour ce qu’il est et pour ses qualités, qui sont nombreuses.
Comme nous le disions, Histoire de l’argent est avant toute chose une longue digression – art dans lequel Pauls est passé maître – élégante, tortueuse, subtile, souvent comique. Et cette digression infinie prend corps dans ce qui est le noyau même du style paulsien : la phrase, longue, qui serpente, semble se perdre entre deux tirets et deux parenthèses et retombe pourtant toujours sur ses pieds (même si le lecteur parfois est amené à la reprendre du début, histoire de savoir où il en est). Cette phrase est indéniablement virtuose, et pourtant malgré ou à cause de sa virtuosité même, elle n’est pas démonstrative, ce qui ne manque pas d’étonner. Et quand bien même tant de pyrotechnie stylistique agace par moment, on ne peut la plupart du temps qu’admettre son éclat. La phrase de Pauls fragmente la temporalité telle les milles facettes d’un œil de mouche, prétendant ainsi embrasser plusieurs moments d’un seul coup, afin de mieux en souligner les lignes de forces communes ; elle retranscrit la complexité d’une perception, la sinuosité d’une pensée ; elle prétend à la totalité, cherchant à unir des éléments à priori disparates et à en démontrer coûte que coûte la cohérence cachée. Elle est ludique, d’une certaine façon, mais elle n’est pas qu’un jeu. Précise et détaillée, elle est aussi une perpétuelle prise de distance, une manière de survoler son objet non pas pour en diminuer la valeur mais pour mieux en présenter le plan d’ensemble depuis le détail, comme une image légèrement biscornue sur laquelle on opérait des zooms successifs et interpénétrés. Cette image, c’est donc celle de l’argent ; l’argent comme symbole, idée, concept mais aussi comme réalité pratique voire comme objet physique. Histoire de l’argent est un roman réaliste d’une grande précision mais aussi une fable qui tient de la farce. À force de zoomer, Pauls grossit parfois le trait, ce qui n’est pas forcément un défaut, malgré deux ou trois épisodes un peu forcés.
Ce qui intéresse Pauls, c’est les conduites humaines que l’argent impose, le rapport que l’on entretient avec lui, la façon dont on le dépense, le manipule, etc. L’argent comme problème. Il ne s’agit pas, pourtant, d’un roman social sur ceux qui n’en ont pas mais sur ceux qui entretiennent un rapport pathologique à l’argent. L’idée de pathologie servant bien entendu à l’auteur comme moyen de mettre en place une étude comportementale ironique autour de personnages dont les attitudes seront nécessairement excessives, outrées, puisque pathologiques. Tous les personnages de Pauls d’ailleurs sont malades (voyez Le passé), pathologiquement malades. S’ils le sont, c’est sans doute parce qu’ils sont là pour représenter une idée plus que pour être incarnés en chair et en os. Ils ne sont pas quelques vieilles excroissances du roman dix-neuvième, la psychologie chez Pauls répond plus aux intentions « théoriques » de la fable qu’il met en place qu’à la moindre intention réaliste. Le réalisme ici n’est pas celui des conventions poussiéreuses du roman mais celui de ce que l’auteur appelle des scènes « d’argent explicite », au même titre que le porno propose du « sexe explicite ». Les magouilles ; le casino ; l’héritage ; les investissements foireux ; le fait de payer comme s’il s’agissait d’une absolution ; la pingrerie ; la dépense inconsidérée ; tous les aspects de l’argent, de ce qu’il représente, de ce que l’on peut faire avec (bien ou mal), autant d’épisodes souvent très bien troussés qui ponctuent le livre et s’y imbriquent.
Alan Pauls est avant tout un intellectuel, qui aime à manier les idées, les concepts et à jouer avec (c’est par ailleurs un brillant essayiste, voire un meilleur essayiste que romancier). Ses personnages dans de telles conditions ne sont pas, ils représentent. Ce qui pourrait paraître froid est ici au service d’un texte conçu comme une trame d’idées, d’observations, d’analyses autour de l’homme et de l’argent. Ses personnages – ici une famille, le père, la mère, le fils – sont comme des créatures plongées dans un vivarium où ils se verraient exposés à différentes substances et dont on décrirait ensuite sans pitié les réactions, les pensées et les sentiments les plus intimes. Histoire de l’argent plus qu’un roman est une étude, un essai, souvent parodique. Comme des poupées russes, un événement de la vie d’un des trois personnages principaux (le fils, son père, sa mère) conduit à un autre puis encore à un autre, dans un grand jeu d’inclusions dont la phrase paulsienne est la réalisation concrète. Il en résulte parfois une impression de lassitude chez le lecteur, comme si ce jeu à un moment donné risquait de devenir catalogue. Fort heureusement, de tels moments sont fugaces, la cohérence de l’ensemble, la capacité à reprendre le fil d’une argumentation ou d’un épisode laissé loin en arrière maintiennent l’intérêt. Ce qui n’empêche pas, une fois le livre achevé, une certaine sensation d’incomplétude, comme si à ce grand geste virtuose il manquait quelque chose. Mais quoi ? Difficile à dire. Sans doute est-ce en partie dû à cette problématique question du rapport aux années 70 et à l’épisode tronqué de l’accident d’hélicoptère (qui vers les deux tiers du livre disparaît complètement sans que le lecteur parvienne à comprendre vraiment pourquoi), faux centre d’un livre dont la temporalité non linéaire s’étend sur plusieurs décennies. Sans doute faut-il y voir aussi le danger de l’exercice de style, qui ici n’est jamais loin, une sorte de tour de force qui cherche un peu vainement à épuiser toutes les possibilités d’un registre donné (ici l’argent) et d'un point de vu particulier (ici - comme dans tous les livres de Pauls - l'intime). Le mieux, c’est de prendre ce texte pour ce qu’il est, avec ses limites qui sont celles de l’exercice imposé (que l’auteur s’impose peut-être un peu trop drastiquement à lui-même) : une intense plongée dans une réalité qui nous concerne tous terriblement, celle de l’argent, plongée qui pousse l’exigence de réalisme jusqu’à la farce ou l’inverse, et qui, si elle se perd parfois en chemin, n’en manque pas moins de panache.
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