João Gilberto Noll - "Lord" & "Harmada"


Un être fractal

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João Gilberto Noll - Lord & Harmada [Adriana Hidalgo Editora, 2006 & 2008 – Traduction de Claudia Solans]






On est en droit, certainement, de croire qu’après tant de livres lus, les opportunités d’être surpris sont rares. Il n’empêche, il y aura toujours, faisant irruption du côté le moins attendu, un texte qui par sa force et son autonomie saura nous faire sortir de nos gentilles petites cases. Cette agréable sensation m’est arrivée récemment avec la découverte de deux romans de l’écrivain brésilien João Gilberto Noll, Lord [2001] et Harmada [1993]. Découverte d’autant plus inattendue qu’elle se doublait d’une expérience nouvelle, celle de lire une traduction dans une autre langue que le français. En effet, Noll n’étant pas traduit dans nos contrées et n’ayant pas la chance de lire le portugais, je n’avais d’autre choix que d’approcher cet auteur à travers les traductions hispanophones de son œuvre.

Dans ces deux romans, Noll déploie des récits en forme de fuites. Rien à voir, pourtant, avec la fuite en avant ; les fuites qu’il nous propose ne semblent répondre à d’autres forces qu’à celle d’un contradictoire statisme en mouvement, une sorte d’agitation dans le vide. Dans Lord comme dans Harmada, nous assistons étonnés aux extravagants mouvements d’une identité dissoute, difficile à cerner, qui n’est pas sans évoquer parfois l’œuvre de l’argentin Sergio Chejfec. Encore qu’il ne s’agisse pas ici du « je » hésitant que nous croisons par exemple dans son roman Mes deux mondes [Passage du Nord-Ouest, 2011], mais d’un personnage qui pour être imprécis n’en possède pas moins un corps (alors que chez Chejfec les personnages semblent nettement plus éthérés) ; un corps qui n’omet d’ailleurs pas ses humeurs et autres sécrétions, sa merde, sa vase.

Les narrateurs, chez Noll, maintiennent ouverte une lutte entre la volonté et l’impossibilité de cette même volonté ; un mouvement pendulaire d’allées et venues qui devient d’une certaine façon le moteur même de ce qui est raconté. Celui qui parle est un être qui vise quelque chose ou le prétend, même si, d’évidence, il ne sait pas quoi. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de but dans l’univers poétique de Noll. On dira plutôt que dans les décombres d’une identité trop flexible ou influençable survivent les traces et les lueurs d’un être qui, en d’autres temps, savait se définir depuis l’incertaine idée de l’unité. Mais l’unité, maintenant, ne survit même plus en tant que mythe. On pourrait même ajouter de ce point de vue que ne survit même pas la nostalgie de ce qui a été perdu, si tant est d’ailleurs que quelque chose ait été perdu.

Les personnages de Noll cherchent d’une certaine façon à se défaire d’un passé insaisissable, fuyant et rétif, encore qu’affirmer que ce passé ne leur importe plus serait peut-être excessif. Mais rien ne nous permet de dire que quelque chose de véritablement douloureux s’y cache. Que laissent-ils derrière eux ? Laissent-ils quelque chose ? Comme nous le disions, la volonté chez ces narrateurs est faillible, le modus operandi c’est de se laisser porter. Et c’est également de cette façon que fonctionnent les trames narratives, presque amorphes, en perpétuelle mutation, semblant toujours échapper au lecteur. Harmada semble ainsi par moments répondre aux insaisissables modalités du rêve. Et ce particulièrement dans les premières pages, une suite aussi instable que perturbante de changements d’espace radicaux ; une suite impossible à embrasser comme un ensemble d’où extraire un sens défini.

Noll écrit comme si une forme d’arbitraire ne concédant rien au lecteur le protégeait. À l’instar des personnages, le lecteur se laisse porter, toujours prêt à vaguer de surprises en surprises. Surprises qui ne sont pas tant narratives - encore qu’il y en a également, nombreuses, jamais hiérarchisées - que donnant l’impression de naître de la phrase elle-même. Il s’agit là de textes construits comme des dérivations mentales ; dérivations de l’écriture, flux impossible de pensées floues, une voix en plein délire. Des pensées qui, néanmoins, nous laissent parfois croire qu’elles se transformeront en actes ou qu’elles s’y identifieront. Inutile d’insister pourtant, les fils que nous croyions suivre s’évanouissent d’un coup, de nouvelles lignes tronquées s’imposent avant de se laisser réabsorber sans prévenir. Nous passons d’une phrase à l’autre sans comprendre exactement comment ni pourquoi, faisant confiance à une énergie cinétique déraillée, qui n’a de meilleur allié qu’un sens très sûr de la musicalité de l’écriture. De la même façon, les événements ont lieu, mais leurs marques nous échappent. Tant et plus, d’ailleurs, que ceux-ci ne sont jamais la justification de rien.

La dérive est également littérale, et c’est là où Noll trouve une série de solutions pour faire face au cliché. Ces personnages, vaguement beckettiens, toujours prêts à se transformer en clochards, en fous (dans Harmada, le personnage passe une année à l’asile), voilà qui a été écrit et lu de multiples fois. Mais ici cela fonctionne, entre autres raisons car le lecteur n’a pas de prises où s’accrocher, le texte étant une longue chute sans appui. La densité, surprenante s’agissant de textes ne dépassant guère la centaine de pages, contribue également à nous maintenir sur le qui-vive. Il n’y a pas de répit lorsqu’on lit Noll. C’est ce qui permet à l’étouffante dérive londonienne qui nous est contée dans Lord de ne pas se convertir en une énième métaphore du cauchemar urbain, préférant exposer une série de signes contradictoires, à peine ébauchés - du futile jusqu’au dégoût, en passant par la violence - qui ne dessinent pas exactement un portrait urbain, préférant égrainer des scènes déconnectées entre elles, mentionner des lieux comme autant de points isolés qu’aucun trajet de bus ne saurait unifier pour former une carte de toute façon inexistante. Le narrateur – écrivain brésilien de Porto Alegre, tout comme Noll – ne sait ni pourquoi ni par qui il a été invité à Londres. Son unique « contact » anglais est aussi fuyant qu’il l’est lui-même.

L’identité, ici, c’est le désir, véritable but perdu dans un flux sans but. Pour le narrateur de Lord, exister ou plus exactement continuer d’avancer c’est obéir à l’impérieux désir de devenir quoi qu’il en coûte anglais, une recherche de transformation, laisser de côté ce qui est épuisé – l’être brésilien – pour s’approprier la nouveauté, le devenir anglais. Certains subterfuges permettent de nier l’identité réelle, comme par exemple de ne plus vouloir se regarder dans le miroir, car l’identité ne saurait être envisagée qu’en tant que possibilité en devenir, le fantasme d’une modification ou d’une libération.

En suivant cette ligne, il suffit de penser à l’espace accordé à la sexualité dans ces deux livres. Dans Lord, le personnage pourrait être homosexuel, la sexualité ne semble pas obéir au désir, ou pas seulement au désir (à moins qu’il ne s’agisse de masturbation) puisqu’elle semble littéralement pointer vers l’idée de transformation : s’approprier le corps d’un autre homme. Dans Harmada, le personnage est hétérosexuel et la présence de la sexualité est plus directe (encore qu’il soit là aussi question de s’approprier quelque chose, dans ce cas de la fille d’une autre), l’acte est consommé alors que dans Lord il reste de l’ordre du possible tout en ne s’accomplissant pas, face à l’impossibilité d’être à la hauteur des événements (ou s’il est réalisé, c’est par d’autres). Dans les deux cas, les personnages - livrés aux intempéries sans pouvoir interagir avec l’environnement – trouvent, croient trouver ou s’imaginent trouver quelque chose à travers cette sexualité. Le sexuel, ici, se construit narrativement non seulement comme un désir qui rend esclave, une forme de mystique, etc., mais aussi comme la possibilité d’une nouvelle identité (ou l’impossibilité d’une identité, ce qui revient peut-être au même). La sexualité comme métaphore de l’être sans identité qui irait chercher celle-ci chez l’autre. Il s’agit, certainement, d’une recherche effectuée sans entrain ; du moins parfaitement consciente de n’être qu’un fantasme, une dérive de l’imagination. Sans doute y a-t-il de quoi se complaire dans cette marge incertaine, jusqu’à ce que le fantasme aboutisse, de façon tout à fait surprenante.

L’idée d’un devenir autre, entretenant certains liens avec la notion de monstre, trouve ici une possibilité nouvelle : il ne s’agit plus de transformation, mais d’appropriation. Appropriation de l’autre ou d’un soi-même chimérique à travers l’autre ; un autre aussi fluctuant et dépourvu pesanteur que notre propre moi. Il ne s’agit donc ni du double ni du monstre, mais d’un être fractal qui avec toute la faiblesse d’une volonté fuyante s’obstine à chercher des simulacres crédibles ou possibles afin d’exister. Un être possible ; pourquoi pas un lieu possible : la ville où vivre. Liverpool, finalement, dans Lord ; le retour si longtemps remis à plus tard à Harmada, la ville qu’on avait laissé derrière soi il y si longtemps.

Pour finir cette note pédante sur une note pédante, rappelons-nous Maurice Blanchot et son roman Le très-haut : “Je n’étais pas seul, j’étais un homme quelconque”, première phrase de ce texte de 1948. On pourrait dire que le problème du narrateur chez Noll ne se situe pas tant dans la solitude que dans cette condition vague, superflue et peut-être pire : celle d’être un homme quelconque. Condamnation contemporaine, symbole de notre dispersion (état des lieux aussi, pourquoi pas, d’une certaine condition contemporaine du roman, de ce qu’il en reste, de ses ruines, de son anachronique survivance dans un monde sans épopées). D’où l’idée que dans Lord le narrateur ne puisse supporter l’idée d’avoir à « représenter » le Brésil en Angleterre (« Rien ne vous tue un homme comme de représenter un pays », disait Jacques Vaché dans une phrase fameuse qui servira d’exergue au Marelle de Cortázar). Ce à quoi ces deux romans prétendent (brillamment), c’est d’induire une transe, un passage – douloureux ou non – comme une possibilité pour aller de l’avant, comme une sortie possible par-delà toute représentation.


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