Antonio Di Benedetto - "Zama", "Le silenciaire" & "Les suicidés"





L'attente, jusqu'au bout

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Zama, Le silenciaire & Les suicidés - Antonio Di Benedetto
[José Corti, 2010-2011; traductions de Laure Guille-Bataillon & Bernard Tissier]



"Aux victimes de l'attente" dit l'incipit indéniablement programmatique de Zama, premier roman d'une trilogie involontaire (rien à voir avec Mario Levrero ceci dit) publié en 1956 et qui se poursuivra en 1964 avec Le silenciaire et s'achèvera en 1969 avec Les suicidés. Ces trois romans, s'ils n'ont pas été conçus comme tels, forment bel et bien un triptyque où les monologues secs et sans concessions de trois narrateurs égrènent les possibles variations d'une vie consacrée à l'attente. Son auteur, Antonio Di Benedetto (Mendoza 1922 - Buenos Aires 1986) serait peut-être bien la première victime de cette attente, comme si la biographie n'avait eu d'autre choix que de se plier aux règles terribles édictées par la propre fiction de l'auteur.

Don Diego de Zama est fonctionnaire de la couronne espagnole dans une obscure colonie reculée d'Amérique du Sud dont la situation géographique n'est jamais clairement exposée (et ce même si, à partir de certains indices, la critique situe généralement l'action dans la ville d'Asunción, actuelle capitale du Paraguay). Quoi qu'il en soit, savoir avec précision où l'histoire se déroule n'importe pas, l'intention de l'auteur étant bien plus générale. Ce que narre ce roman au style prodigieusement concentré, minimal, sans effet, d'une précision diabolique, c'est une vie vécue comme perpétuelle remise à plus tard, une vie condamnée à la passivité. Don Diego de Zama passera tout le roman (dix ans) à attendre une hypothétique mutation (Buenos Aires, Santiago du Chili ou, Graal ultime, l'Espagne) qui ne viendra pas. Séparé de sa femme, de sa famille, il est seul, prisonnier de lui-même, incapable d'agir. Incapable, et pourtant ce n'est pas faute d'essayer. Mais, tel un essieu qui serait enlisé dans la fange, plus il s'agite plus il garantit lui-même les conditions sans équivoques de son échec.

La vie chez Di Benedetto ressemble à une condamnation jouée d'avance, ce qui ne fait pas de lui cependant, n'allez pas croire, un moraliste. Loin s'en faut. Ce n'est pas non plus un monde sans espoir qu'il nous décrit, non, c'est tout simplement un monde froid, qui glisse entre les mains de ceux qui n'ont pas la capacité de lutter. Mais, là aussi, il faut nuancer : les personnages de Di Benedetto (Don Diego de Zama; le narrateur anonyme en lutte contre la dictature des bruits qu'impose la polis moderne dans Le Silenciaire; cet autre qui dans Les suicidés cherche à comprendre les raisons du suicide) ne sont pas des idiots ni ne sont complètements naïfs. S'ils ne font rien pour échapper à leur condamnation, c'est parce qu'ils sont précisément les auteurs de ce jugement même qui les condamne.

Le monde chez Di Benedetto est froid, sans pitié, parce que nous le découvrons à travers les yeux de ceux qui précisément semblent avoir délibérément choisis de le voir ainsi. Il ne s'agit pas de pessimisme, pourtant, ce serait trop facile, l'art de notre auteur en serait bien pauvre. Au contraire, de par ces multiples tentatives (tentatives de tenter quelque chose) le narrateur Di Benedettien fait preuve d'une belle énergie inutile. Car le mal-être, la sensation de ne pas être là où il faudrait, ou plutôt la sensation de ne pas avoir les coudées franches pour exister complètement, pour être enfin et pas dans un vague purgatoire (le narrateur, dans Le Silenciaire, obsédé maladivement par le bruit, définit celui-ci comme un "instrument de ne-pas-laisser-être") est, comme dirait ce bon vieux Lacan, leur "jouissance".

Une complaisance ? Peut-être pas, ou pas seulement. Car eux croient vraiment se battre pour avancer. Mais l'ironie du style que pratique Di Benedetto semble nous dire qu'au fond ils ont pleine conscience de leurs contradictions et semblent les accepter, s'y résigner.

Le style, parlons en : des phrases courtes, des paragraphes à peine plus longs, une écriture découpée au scalpel, où l'efficacité narrative (il n'y a pas, étonnamment, de temps morts dans ces trois romans sur l'attente) contribue au sentiment d'apnée. Le style de Di Benedetto, comme l'a fait remarquer plus d'une foi Juan José Saer [1], est sa signature, et il n'a guère d'antécédents dans le contexte latino-américain. Pour poursuivre avec Saer, il faut préciser aussi qu'il n'est pas un succédané austral des existentialistes français (laissons cela à Ernesto Sabato). Car Di Benedetto est tout sauf - horreur ! - un théoricien. À cela, aux concepts brandis à gros sabots, il préfère les fables laconiques, les aphorismes minimaux, autant d'éléments à priori hétérogènes qui viennent ici ou là ponctuer le texte, lui apportant un éclairage mais sans jamais appuyer la touche. L'art de Di Benedetto est laconique, ironique (mais d'une ironie qui serait presque dépouillée de sa charge, ne conservant d'elle-même qu'une distance glaciale). Dans Zama, il se permet aussi de se jouer insidieusement du style du siècle d'or, mais il ne s'agit pas d'un vague jeu méta-littéraire. Ce qui l'intéresse, c'est de construire une langue intemporelle, pour mieux s'éloigner de tout effet de manche propre aux romans soi-disant historiques. La condition de l'homme di benedettien c'est avant tout la nôtre.

Antonio Di Benedetto ressemblait-il à ses personnages ? Je n'en sais rien, mais comme ceux-ci, qui assument jusqu'au bout les conséquences de ce "vivre encore" que profère un Don Diego de Zama en piteux état à la fin du roman qui porte son nom, il fut traité avec la plus grande brutalité et la pire iniquité par la dictature de Videla. Arrêté, détenu et torturé sans avoir jamais su pourquoi. L'attente, pour l'auteur comme pour ses créatures, semble vouloir dire que "vivre encore" ce n'est pas gratter un peu de rab avant la fin, mais bien assumer qu'il faudra encore patauger quelque temps dans la même fange et ce de plus en plus inconfortablement, jusqu'à l'extrême.

Ce que Di Benedetto à attendu toute sa vie c'était sans doute la reconnaissance (sa grande erreur fut de ne pas être portègne dans un pays culturellement très centralisé), qu'il n'aura connu finalement que tardivement, voire de manière posthume. Le parallèle entre l'histoire personnelle de l'auteur et celles de ses romans a évidemment ses limites, et ce d'autant qu'en France un bon écrivain argentin (ou latino en général, ou du tiers-monde en général) est un écrivain victime des méchants dictateurs, mais il est difficile de ne pas remarquer à quel point la destiné de l'auteur et celle de certains de ses personnages se confondent. Ce qui n'ajoute ni n'enlève rien à la qualité objective (qui est grande) des textes de Di Benedetto, évidemment.

Saluons l'initiative de José Corti d'éditer enfin en français (seul Zama avait été publié en 1976 aux Lettres Nouvelles) l'œuvre de cet écrivain majeur.


[1] Voir le prologue à l'édition espagnole des trois romans en un seul volume, Trilogia de la espera [El Aleph, 2011]

2 commentaires:

  1. Vous n'aimez pas Sabato?

    Sinon Zama a un coté "Rivage des Syrtes" mais en plus incarné, moins évanescent/précieux, bref j'avais aimé.

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  2. Disons que j'ai lu et apprécié (voire beaucoup apprécié) Sabato quand je l'ai lu il y'a maintenant quelques années, mais qu'avec le recul et autant de lectures, son œuvre m'intéresse beaucoup moins aujourd'hui. Trop de romantisme sur-signifié pour ne pas dire niais et de posture d'écrivain maudit à mon goût. En tout cas, l'écriture plus "resserré" d'un di Benedetto me semble plus pertinente.

    D'accord avec vous sur Gracq, trop précieux, trop "belle écriture" pour moi. Si vous avez aimé Zama, je ne saurais que vous conseiller les deux autres.

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