Quelques livres lus récemment, qui ont en commun la vélocité narrative, le sens de l'humour et du jeu. Un auteur français et (comme souvent ici) beaucoup d'argentins et autres uruguayens, bien évidemment non-traduits. Ce blog, admettons-le une fois pour toute, ne prétend à rien d'autre qu'à promouvoir la lecture en espagnol.
La princesse Angine de Roland Topor [Libretto, 2012]
On réédite les livres de Roland Topor ces temps-ci, en poche chez Libretto, dans des éditions plus soignées chez Wombat et L'Apocalypse, la nouvelle maison d'éditions d'un J.C. Menu en rupture d'avec L'Association. C'est une bonne nouvelle et une excellente occasion de découvrir ou redécouvrir les écrits du créateur de Téléchat, délicieux programme télévisuel qui marqua tant d'enfances à commencer par la mienne.
Parmi ces multiples rééditions, une me plait particulièrement La princesse Angine, livre publié initialement en 1967. Il s'agit d'un conte humoristique et poétique, lorgnant vers le surréalisme. Mais plus qu'à Breton, c'est à Lewis Carroll et son Alice que l'on ne peut pas ne pas penser lisant ce remarquable petit roman, qui de bien des point de vue pourrait se définir, si cela ne paraissait pas si réducteur, comme une véritable réécriture du chef d'œuvre carrollien.
La princesse Angine combine en effet l'inventivité tout azimut avec le sens du dialogue absurde et du décalage savant, autant des qualités qui ont fait d'Alice le classique indémodable que l'on sait. Mais c'est peut-être parce que Topor lui aussi, mine de rien, a écrit là un petit classique, un classique mineur.
Dans cet univers de camions-éléphants, de vieux slogans détournés de réclames qui fleurent bon les trente glorieuses, ce road-trip où d'un clin d'œil on passe de Lourdes à Rome, puis à Jérusalem ou La Mecque sans quitter des routes qui pourraient être bien françaises, dans ce récit d'aventures extravagantes sans temps mort (La princesse Angine est un livre qui va vite) qui revêtent autant les atours de l'action proprement dite que ceux du jeux de mot, de la comptine obscure ou du poème tronqué, le lecteur trouve ou retrouve un plaisir sans doute pas innocent, puisque après tout il s'agit - pour employer une formule consacrée - d'un "conte pour adulte", truffé de références, de clins d'œils et de cet humour noir par lequel on veut au risque du schématisme réduire l'œuvre protéiforme de Topor, un plaisir qui est en premier lieu celui d'un univers où des notions comme "invention" ou "surprise" occupent une place de choix.
Letra Muerta de Mariano Garcia [Adriana Hidalgo 2009]
Roman enlevé lorgnant vers le sarcastique, Letra Muerta, à travers la narration détaillée de la vie mélodramatique d'un écrivain raté brosse un portrait sans équivoque du marigot littéraire. Ceci dit, ce que nous propose Mariano Garcia c'est bien plus qu'un énième livre sur le petit monde de l'édition, ses coups marketing, ses manipulations, ses prix truqués, ses tartuffes etc... C'est avant tout une farce souvent hilarante, formellement très bien menée, qui oscille savamment du roman épistolaire au charme suranné à la biographie nécessairement scandaleuse. Rolando Safir, l'écrivain, aura vécu une vie où rien décidément ne lui aura été épargne, mélodramatique donc, dès lors inévitablement tragi-comique.
Dans la tradition d'écrivains comme César Aira ou Daniel Guebel, Garcia narre et théorise d'un même élan, et la farce ici est autant du côté de la péripétie (qui va crescendo) que de la réflexion littéraire. Mais c'est aussi un styliste très sûr, le classicisme équilibré garantit l'assise de cette histoire délirante, où les thèmes du double et de la métamorphose retrouvent une nouvelle fraicheur.
D'auteur de romans gothiques inachevés à victime expiatoire de l'implacable et inique machine éditoriale, la vie et l'œuvre de Rolando Safir est l'occasion de déboulonner quelques clichés et de se rapproprier avec originalité la figure fatiguée et pourtant toujours aussi romantique de l'artiste maudit, ce "dernier des purs".
El marmol [La Bestia Equilatera, 2011] & Festival [Mansalva,2011] de César Aira
Aira justement, puisqu'on en parle. Deux publications récentes, preuve qu'il continu d'écrire avec une identique frénésie. El marmol, c'est l'histoire d'un type qui, assis sur un bloc de marbre le pantalon baissé, contemple avec attention son appareil génital. Ou plus exactement, c'est la justification rocambolesque, sous la forme d'un méga flash-back, de cette scène d'ouverture. Excursion délirante dans les tréfonds des supermarché chinois du quartier portègne de Flores, El marmol c'est le meilleur Aira, ça va vite, il y a dix fois plus d'idées par pages que dans l'intégrale du catalogue de biens des auteurs dont on nous rebats régulièrement les oreilles, c'est une écriture efficace, précise et poétique, débarrassée fort heureusement de certains des excès "écriture automatique" qui gênent parfois la lecture de quelques unes de ses novelitas lorsqu'il écrit trop vite (je pense par exemple à une partie de sa production des années 90, le début chaotique et difficile à suivre du La abeja de 1996, les dialogues absurdes jusqu'à l'incompréhensible dans La fuente de 1993, etc...), bref c'est le Aira feuilletonesque qu'on aime au meilleur de sa forme, du niveau par exemple des excellentes Aventuras de Barbaverde d'il y a quelques années.
On l'aura comprit, Aira part en général d'un idée simple mais efficace pour ensuite tisser tranquillement à grandes doses d'improvisation ses récits à tiroirs. Dans Festival, le point de départ c'est la visite d'un grand réalisateur d'avant garde belge à Buenos Aires, invité par le festival local de ciné indépendant. Seulement voilà, il ne vient pas seul, mais accompagné de sa mère, vielle acariâtre insupportable de 90 ans. À partir de là, Aira se délecte à l'avance de toutes les peaux de bananes que cette petite vielle insupportable va jeter dans les pourtant fort bien huilés maillons du prestigieux évènement. C'est l'occasion aussi pour Aira de remettre une petite couche d'auto analyse de son propre travail et de ses procédés narratif, une constante chez lui certes, mais qui ici retrouve une nouvelle fraicheur grâce à la transposition vers le monde du cinéma. C'est l'occasion aussi tant qu'à y être de régler quelques comptes avec l'académisme rampant du cinéma d'auteur, ses cohortes de sous-sous-sous Antonioni, et la sempiternelle tyrannie des plans séquences interminables.
Caza de conejos de Mario Levrero [Libros del zorro rojo, 2012]
J'ai déjà beaucoup parlé ici de mon uruguayen préféré, et je ne vais pas me priver d'en remettre une couche. Écrit en 1973, cette Chasse aux lapins bénéficie aujourd'hui d'une nouvelle édition illustré de toute beauté, écrin parfait pour découvrir un des textes les plus expérimentaux et en même temps amène de notre auteur.
Comme avec Topor, on est ici dans quelque chose qui ne renie pas, loin s'en faut, l'héritage d'Alice. Cette suite de chapitres courts sans continuité narrative nous expose les milles et unes variations possibles d'une partie de chasse conduite sous le signe du nonsense poétique carollien (et aussi indéniablement levrerien). Ours déguisés en lapins ; lapins qui dansent le fox-trot ; chasse aux lapins transformée en chasse aux gardes-forestier ; jeunes filles nubiles ; lapins interlopes ; milles et unes tactiques saugrenues pour chasser ou être chassé ; un livre comme un grand inventaire, une suite de scènes de chasses extravagantes, inquiétantes, sensuelles, perverses, etc... Le tout, comme toujours avec Levrero, dans un style efficace et poétique.
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