Article originalement publié en octobre 2010 sur le FricFracClub.
Excursion dans la brume des jours
***
El aire - Sergio Chejfec
[Alfaguara, 1992]
Il y a d’abord un couple. Un homme et une femme. Puis il y a une séparation. Enfin, une séparation, plus exactement on pourrait résumer en disant que l’élément féminin disparaît – comme ça, du jour au lendemain – et que l’élément masculin se retrouve seul. D’un coup. Voilà une situation parfaitement banale, et qui, pour le moins et admettons-le, a donné suffisamment de romans sans intérêts.
Mais l’un des grands talents de Sergio Chejfec dans son roman El aire est d’en faire quelque chose d’autre. Premièrement, ce qu’il nous conte ce n’est pas la séparation, ni la lente fissure d’un couple, non. Il se place de facto après la séparation, quand déjà elle est devenue un état de fait indéniable, une certitude. Mais surtout, ce que Chejfec nous propose c’est un livre sur l’espace et le temps. Sur un homme au prise avec l’espace et le temps, c’est-à-dire avec la solitude, un homme tout à coup déplacé et projeté dans un monde en crise.
Son personnage, Barroso, se retrouve donc seul. Après que sa femme a disparu depuis une semaine, il reçoit, glissé sous la porte de l’appartement, un bref message, plutôt laconique : « Ne me cherche pas. Je vais à Carmelo. Plus tard, je t’écrirais ». Ce message est une irruption, un événement dont la durée objective est très courte : à peine le temps qu’il soit glissé sous la porte et que Barroso entraperçoive du balcon la chevelure blonde de sa femme qui s’éloigne. C’est un événement très court si on décide de le calculer en valeur objective (combien de secondes ? une minute ou deux peut-être ?), mais c’est aussi un événement très long si l’on considère l’importance qu’il revêt pour celui qui le vit. Car Barroso est obsédé par la mesure objective des choses : combien de secondes entre deux éclairs ou deux coups de tonnerre, combien de litres d’eaux peut contenir le bac de l’évier, etc… Cette obsession est celle d’un type pour qui le réel semble glisser entre les doigts. Un type dans la brume, pour qui tout semble être sujet à caution, mais dont les questionnements semblent inadéquats, voire franchement à côté de la plaque, aussi déplacés qu’il l’est lui-même.
Le célibat imposé semble inévitablement venir perturber un équilibre qui sans doute était en lui-même précaire. Peut-être est-ce là une situation inhérente au couple, une sorte de confort, d’équilibre à deux qui quand il rompt révèle l’abîme sous-jacent. Sans doute, sans doute, mais de toute façon ici nous n’en savons rien, puisque le roman commence avec l’arrivée de la lettre. Ce qui intéresse Chejfec c’est de scruter à la loupe son personnage. Et ce quasiment en temps réel. Le roman est divisé en sept sections, chacune pour une journée (du moins au début car ensuite la mécanique, à l’instar de son personnage, semble se dérégler), et joue avec un certain sentiment de répétition, voire de distanciation due à cette même répétition des jours. Car si Barroso se retrouve seul, il se retrouve également en vacances forcées, son lieu de travail ayant souffert un incendie. Cette double irruption du vide dans sa vie va intensifier son sentiment d’inadéquation. Le narrateur omniscient intervient d’ailleurs régulièrement dans le texte pour souligner cette sensation de déplacement qu’éprouve Barrosso, qui semble de plus en plus inapte à juger sereinement ce qui l’entoure, avec des formules comme « cela peut paraître idiot, ou cela peut paraître un contresens, mais c’est bien que Barrosso pensait, ou se disait », etc… Barrosso semble donc apparaître comme le centre d’une comédie – presque cruelle parfois (mais toujours en douceur) – où les pensées, commentées par le narrateur/observateur/critique, sont entièrement liées aux actions, ou plus exactement aux non-actions du « héros ». Barroso ressemble parfois à une marionnette incapable de réagir, bloquée, prise au piège, gaffeuse et maladroite, dans un présent perpétuel, un présent que Chejfec décrit comme une sorte de bloc compact figé dans le vide immense qui s’ouvre face à son personnage, vide qui peu à peu semble être son personnage. Il y a, pour couronner le tout, un jeu stylistique où l’auteur semble s’amuser sur un mode « fable moraliste ». Ainsi des récurrentes interventions du narrateur, de ce « tout est égal » que se répète Barrosso comme un mantra, sans oublier les laconiques « Barroso resta pensif » qui viennent ponctuer les longues et très fines digressions qui s’écoulent dans des phrases rondes, élastiques, écrites dans une langue qu’on aimerait qualifier parfois de précieuse, et qui finissent toujours par retomber sur leurs pieds, fusse dans un équilibre précaire. Du coup, le lecteur ne sait pas toujours comment le considérer ce Barroso : une coquille vide, un benêt, un simple véhicule conceptuel, ou un personnage réel, dépassé malgré lui par les événements, un personnage fragile auquel on pourrait dans un moment de faiblesse, soyons fous, s’attacher ? Difficile de répondre, mais cette ambivalence est une des richesses du livre.
Chejfec, d’autre par, sait créer, construire, une tension dans un récit où pourtant les péripéties sont peu nombreuses, et les contours décidément flous. Je ne parlerais pas de suspens, ce serait probablement exagéré, mais néanmoins, l’Argentin a l’art de construire un temps dilaté et en même temps précis, rigoureux, une temporalité qui à sa façon serpente et nous tient – oui, osons le cliché – en haleine. Dans une entrevue pour la revue Web espagnole Teína, Chejfec avance d’ailleurs l’idée d’une littérature qui ne se construit pas dans « le paradigme de l’action cumulée, mais dans celui de l’action amplifiée, en expansion » [1]. C’est probablement cela : en même temps qu’il marche, qu’il chemine entre deux eaux, Barroso semble déployer sa pensée, ses réflexions, comme les bras innombrables du fleuve Tigre qu’il contemple longuement. Et de la même façon, « l’action » du roman n’évolue pas tant par une succession d’évènements, que comme une forme centrifuge, qui à partir d’un nœud ou d’un ensemble de données centrales statiques, projette ses « bras » ou « tentacules » dans les multiples directions du livre. C’est une forme immobile qui progresse et ne progresse pas tout en progressant. « Quand j’écris, je me sens plus attiré par les multiples réverbérations internes du récit que par une progression en termes d’intrigue conventionnelle » dit-il également dans une autre entrevue [2].
Mais c’est que tout ce qui entoure le personnage central semble basculer dans l’étrange. On paye désormais ses courses ou ses trajets en bus en bouteilles de verre que l’on va récupérer où l’on peut. Le vocabulaire évolue, et Barroso se sent prisonnier des vocables d’un passé qu’il n’identifie pas forcément très bien, peut-être la nostalgie de l’enfance - cette époque où le présent est perpétuel et sans culpabilité. Sur les toits en terrasses qu’il peut observer depuis sa fenêtre poussent les habitats précaires d’un nouveau type de population paupérisée par ce qui semble être une énième crise économique et sociale. Cette crise accompagne Barroso dans une sorte d’enfoncement à la foi net et comme insensibilisé, distant. Est-il acteur de tout cela ? Est-il, à l’instar de sa peau dont l’imperméabilité ne cesse de l’étonner, imperméable à son propre écroulement ?
En tout cas, il se rend bien compte qu’il y a un parallèle entre lui et ce qui l’entoure, mais ce qu’il ne saisit pas c’est si cela est nouveau, ou s’il a fallu qu’il se retrouve seul pour que tout cela commence ? Il a beau lire la presse intégralement tous les matins depuis des années, il semble bien que ce ne soit que maintenant qu’enfin il puisse par lui-même corroborer, voire anticiper, ce que la presse raconte. Car la notion du temps devient presque circulaire dans ce présent perpétuel et étouffant, étouffant comme l’air que Barroso respire depuis que sa femme est partie. L’espace semble se rétrécir alors qu’il devrait s’agrandir : la campagne semble gagner la ville à mesure que des quartiers deviennent ruines, et que les victimes de la crise vivent à l’air libre, renonçant même à l’effort de construire ces baraques précaires traditionnellement caractéristique des villas miseria, les bidonvilles portègnes. L’appartement même de Barroso d’ailleurs semble se contracter sur lui-même.
L’espace donc : l’espace physique qu’il est capable de supporter, d’accepter, ou simplement d’envisager, et l’espace mental que l’absence de sa femme, que l’inexistence de son travail, semble administrer au compte-gouttes.
Cette description que l’on découvre dans El aire d’une Buenos Aires fantomatique, dont les contours s’estompent à vue d’œil, n’est pas sans rappeler une même ville délétère, telle que décrite par Julio Cortázar dans son – peu connu – premier roman, L’examen (1950 ; publié en 1986). L’errance nocturne d’une bande de jeunes intellectuels dans une cité portègne brumeuse, incertaine, dont l’effondrement – si ce n’est physique, au moins « mental » – semble imminent. L’on y observe un curieux culte des reliques orchestré par un état dont on devine la lourde « mainmise » sur les citoyens. Voilà qui évidemment est prémonitoire du culte à une Evita morte qui sera orchestré quelques années plus tard par le régime péroniste, ce à quoi Cortázar en 1984 répondra : « le futur argentin s’échine tellement à se calquer sur le présent que les exercices d’anticipation n’ont aucun mérite » [3].
Voilà quelque chose qui entre indéniablement en résonance avec le livre qui nous occupe : d’une part, Chejfec aborde, tout comme Cortázar dans L’examen, le politique et le social dans une situation que l’on voudrait bien dire de crise si la brume n’était pas si épaisse si le voile d’étrangeté n’était pas aussi fort. Il y a une tension, on la sent, mais puisque nous ne pouvons accéder au « réel » qu’à travers le prisme fortement déformé d’un Barroso pour qui justement le sens de la temporalité et de la perception est fortement déréglé, il est difficile de mettre le doigt sur du concret. D’autre part, on voudrait presque poursuivre l’analogie et dire que c’est le futur de Barroso qui s’échine à se calquer sur son présent, et c’est bien là ce qu’il ne peut concevoir, ce serait accepter le départ réel, indéniable de sa femme. D’où ses déambulations étonnées, incrédules, dans une ville en déliquescence et où les autorités interviennent par de biens étranges messages dans les journaux et sur des banderoles déployées dans les rues.
L’écriture de Chejfec a quelque chose d’hypnotique dans son mélange de rigueur et d’incertitude. Ses phrases longues et très construites ont le talent de ne jamais fermer le discours, le lecteur à sa façon complète ou extrapole. C’est une des forces de ce livre, un des aspects qui le rend accrocheur. C’est en construisant du flou, du vaporeux qu’il donne au livre sa propre autonomie, sa colonne vertébrale. C’est en funambule que l’auteur nous tient, et c’est en funambule que nous lisons aussi, pris au jeu d’une devinette étrange. Il y a de même un grand sens poétique dans son écriture, une musique bien présente dans un style qui au premier abord pourrait paraître froid. Les phrases longues et parfois à demi cryptique qu’il développe m’évoquent un talent identique que l’on trouve chez Alan Pauls, si ce n’est que la langue de Chejfec est plus diaphane, avec une touche plus légère, le caricatural ou la farce sont bien présents (du moins dans El aire), comme chez Pauls, mais en second plan, murmurée, voire insinuée. Mais peut-être est-ce surtout l’attention portée au dérèglement progressif, inéluctable, presque grotesque s’il n’était pas tragique (ou inversement), du personnage qui suggère un rapprochement avec l’œuvre de Pauls (et qui pourrait aussi suggérer autant de différences après tout, mais restons en donc là pour l’instant…).
Au final, mais je crois que Chejfec lui-même accepte cette influence, c’est à l’œuvre de l’immense Juan José Saer que le style et le travail temporel développé dans El aire font penser. On retrouve une même préoccupation pour des séquences temporelles bien définie – en temps réel ; un goût identique pour la déambulation dans la ville, une même construction patiente et sans concession du roman de non action, une même importance des éléments et de l’extérieur en général (ville, nature, pluie, vent, lumière, etc…). Chejfec semble bien s’approprier certains des terrains conquis par Saer, mais il écrit depuis une perspective historique différente, où l’idée d’une œuvre accomplie, fermée, ne lui apparaît pas possible [4]. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas ici équilibre formel, au contraire : en refermant El aire, on est admiratif devant une organisation aussi maîtrisée. Thème et variations se posent et se rencontre avec aisance, les symétries et les contrepoints entrent et sortent du champ toujours à point nommé. Mais cette maîtrise est discrète, jamais démonstrative (tentation que je subodore parfois chez Pauls, qui semble par moments fasciné par sa propre virtuosité, ou pour le moins se délecter d’avance des bananes qu’il va jeter sous les pieds de ses personnages), et pour le coup d’autant plus judicieuse qu’elle n’impose rien au lecteur. L’impression que nous laisse ce livre est à l’image de son style : éthéré et profond, subtil mais avec suffisamment de corps pour laisser une trace durable.
Notes :
[1] : Revista Teína N°20 Febrero 2009
[2] : Revista De Letras ; 16/01/2009.
[3] : Julio Cortázar, L’examen (Trad. J.C. Masson), Denoël & d’ailleurs, 2001.
[4] : Là, je paraphrase éhontément certains propos de Chejfec dans la même interview Teína.
Lectures récentes
Quelques livres lus récemment, qui ont en commun la vélocité narrative, le sens de l'humour et du jeu. Un auteur français et (comme souvent ici) beaucoup d'argentins et autres uruguayens, bien évidemment non-traduits. Ce blog, admettons-le une fois pour toute, ne prétend à rien d'autre qu'à promouvoir la lecture en espagnol.
La princesse Angine de Roland Topor [Libretto, 2012]
On réédite les livres de Roland Topor ces temps-ci, en poche chez Libretto, dans des éditions plus soignées chez Wombat et L'Apocalypse, la nouvelle maison d'éditions d'un J.C. Menu en rupture d'avec L'Association. C'est une bonne nouvelle et une excellente occasion de découvrir ou redécouvrir les écrits du créateur de Téléchat, délicieux programme télévisuel qui marqua tant d'enfances à commencer par la mienne.
Parmi ces multiples rééditions, une me plait particulièrement La princesse Angine, livre publié initialement en 1967. Il s'agit d'un conte humoristique et poétique, lorgnant vers le surréalisme. Mais plus qu'à Breton, c'est à Lewis Carroll et son Alice que l'on ne peut pas ne pas penser lisant ce remarquable petit roman, qui de bien des point de vue pourrait se définir, si cela ne paraissait pas si réducteur, comme une véritable réécriture du chef d'œuvre carrollien.
La princesse Angine combine en effet l'inventivité tout azimut avec le sens du dialogue absurde et du décalage savant, autant des qualités qui ont fait d'Alice le classique indémodable que l'on sait. Mais c'est peut-être parce que Topor lui aussi, mine de rien, a écrit là un petit classique, un classique mineur.
Dans cet univers de camions-éléphants, de vieux slogans détournés de réclames qui fleurent bon les trente glorieuses, ce road-trip où d'un clin d'œil on passe de Lourdes à Rome, puis à Jérusalem ou La Mecque sans quitter des routes qui pourraient être bien françaises, dans ce récit d'aventures extravagantes sans temps mort (La princesse Angine est un livre qui va vite) qui revêtent autant les atours de l'action proprement dite que ceux du jeux de mot, de la comptine obscure ou du poème tronqué, le lecteur trouve ou retrouve un plaisir sans doute pas innocent, puisque après tout il s'agit - pour employer une formule consacrée - d'un "conte pour adulte", truffé de références, de clins d'œils et de cet humour noir par lequel on veut au risque du schématisme réduire l'œuvre protéiforme de Topor, un plaisir qui est en premier lieu celui d'un univers où des notions comme "invention" ou "surprise" occupent une place de choix.
Letra Muerta de Mariano Garcia [Adriana Hidalgo 2009]
Roman enlevé lorgnant vers le sarcastique, Letra Muerta, à travers la narration détaillée de la vie mélodramatique d'un écrivain raté brosse un portrait sans équivoque du marigot littéraire. Ceci dit, ce que nous propose Mariano Garcia c'est bien plus qu'un énième livre sur le petit monde de l'édition, ses coups marketing, ses manipulations, ses prix truqués, ses tartuffes etc... C'est avant tout une farce souvent hilarante, formellement très bien menée, qui oscille savamment du roman épistolaire au charme suranné à la biographie nécessairement scandaleuse. Rolando Safir, l'écrivain, aura vécu une vie où rien décidément ne lui aura été épargne, mélodramatique donc, dès lors inévitablement tragi-comique.
Dans la tradition d'écrivains comme César Aira ou Daniel Guebel, Garcia narre et théorise d'un même élan, et la farce ici est autant du côté de la péripétie (qui va crescendo) que de la réflexion littéraire. Mais c'est aussi un styliste très sûr, le classicisme équilibré garantit l'assise de cette histoire délirante, où les thèmes du double et de la métamorphose retrouvent une nouvelle fraicheur.
D'auteur de romans gothiques inachevés à victime expiatoire de l'implacable et inique machine éditoriale, la vie et l'œuvre de Rolando Safir est l'occasion de déboulonner quelques clichés et de se rapproprier avec originalité la figure fatiguée et pourtant toujours aussi romantique de l'artiste maudit, ce "dernier des purs".
El marmol [La Bestia Equilatera, 2011] & Festival [Mansalva,2011] de César Aira
Aira justement, puisqu'on en parle. Deux publications récentes, preuve qu'il continu d'écrire avec une identique frénésie. El marmol, c'est l'histoire d'un type qui, assis sur un bloc de marbre le pantalon baissé, contemple avec attention son appareil génital. Ou plus exactement, c'est la justification rocambolesque, sous la forme d'un méga flash-back, de cette scène d'ouverture. Excursion délirante dans les tréfonds des supermarché chinois du quartier portègne de Flores, El marmol c'est le meilleur Aira, ça va vite, il y a dix fois plus d'idées par pages que dans l'intégrale du catalogue de biens des auteurs dont on nous rebats régulièrement les oreilles, c'est une écriture efficace, précise et poétique, débarrassée fort heureusement de certains des excès "écriture automatique" qui gênent parfois la lecture de quelques unes de ses novelitas lorsqu'il écrit trop vite (je pense par exemple à une partie de sa production des années 90, le début chaotique et difficile à suivre du La abeja de 1996, les dialogues absurdes jusqu'à l'incompréhensible dans La fuente de 1993, etc...), bref c'est le Aira feuilletonesque qu'on aime au meilleur de sa forme, du niveau par exemple des excellentes Aventuras de Barbaverde d'il y a quelques années.
On l'aura comprit, Aira part en général d'un idée simple mais efficace pour ensuite tisser tranquillement à grandes doses d'improvisation ses récits à tiroirs. Dans Festival, le point de départ c'est la visite d'un grand réalisateur d'avant garde belge à Buenos Aires, invité par le festival local de ciné indépendant. Seulement voilà, il ne vient pas seul, mais accompagné de sa mère, vielle acariâtre insupportable de 90 ans. À partir de là, Aira se délecte à l'avance de toutes les peaux de bananes que cette petite vielle insupportable va jeter dans les pourtant fort bien huilés maillons du prestigieux évènement. C'est l'occasion aussi pour Aira de remettre une petite couche d'auto analyse de son propre travail et de ses procédés narratif, une constante chez lui certes, mais qui ici retrouve une nouvelle fraicheur grâce à la transposition vers le monde du cinéma. C'est l'occasion aussi tant qu'à y être de régler quelques comptes avec l'académisme rampant du cinéma d'auteur, ses cohortes de sous-sous-sous Antonioni, et la sempiternelle tyrannie des plans séquences interminables.
Caza de conejos de Mario Levrero [Libros del zorro rojo, 2012]
J'ai déjà beaucoup parlé ici de mon uruguayen préféré, et je ne vais pas me priver d'en remettre une couche. Écrit en 1973, cette Chasse aux lapins bénéficie aujourd'hui d'une nouvelle édition illustré de toute beauté, écrin parfait pour découvrir un des textes les plus expérimentaux et en même temps amène de notre auteur.
Comme avec Topor, on est ici dans quelque chose qui ne renie pas, loin s'en faut, l'héritage d'Alice. Cette suite de chapitres courts sans continuité narrative nous expose les milles et unes variations possibles d'une partie de chasse conduite sous le signe du nonsense poétique carollien (et aussi indéniablement levrerien). Ours déguisés en lapins ; lapins qui dansent le fox-trot ; chasse aux lapins transformée en chasse aux gardes-forestier ; jeunes filles nubiles ; lapins interlopes ; milles et unes tactiques saugrenues pour chasser ou être chassé ; un livre comme un grand inventaire, une suite de scènes de chasses extravagantes, inquiétantes, sensuelles, perverses, etc... Le tout, comme toujours avec Levrero, dans un style efficace et poétique.
La princesse Angine de Roland Topor [Libretto, 2012]
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Parmi ces multiples rééditions, une me plait particulièrement La princesse Angine, livre publié initialement en 1967. Il s'agit d'un conte humoristique et poétique, lorgnant vers le surréalisme. Mais plus qu'à Breton, c'est à Lewis Carroll et son Alice que l'on ne peut pas ne pas penser lisant ce remarquable petit roman, qui de bien des point de vue pourrait se définir, si cela ne paraissait pas si réducteur, comme une véritable réécriture du chef d'œuvre carrollien.
La princesse Angine combine en effet l'inventivité tout azimut avec le sens du dialogue absurde et du décalage savant, autant des qualités qui ont fait d'Alice le classique indémodable que l'on sait. Mais c'est peut-être parce que Topor lui aussi, mine de rien, a écrit là un petit classique, un classique mineur.
Dans cet univers de camions-éléphants, de vieux slogans détournés de réclames qui fleurent bon les trente glorieuses, ce road-trip où d'un clin d'œil on passe de Lourdes à Rome, puis à Jérusalem ou La Mecque sans quitter des routes qui pourraient être bien françaises, dans ce récit d'aventures extravagantes sans temps mort (La princesse Angine est un livre qui va vite) qui revêtent autant les atours de l'action proprement dite que ceux du jeux de mot, de la comptine obscure ou du poème tronqué, le lecteur trouve ou retrouve un plaisir sans doute pas innocent, puisque après tout il s'agit - pour employer une formule consacrée - d'un "conte pour adulte", truffé de références, de clins d'œils et de cet humour noir par lequel on veut au risque du schématisme réduire l'œuvre protéiforme de Topor, un plaisir qui est en premier lieu celui d'un univers où des notions comme "invention" ou "surprise" occupent une place de choix.
Letra Muerta de Mariano Garcia [Adriana Hidalgo 2009]
Roman enlevé lorgnant vers le sarcastique, Letra Muerta, à travers la narration détaillée de la vie mélodramatique d'un écrivain raté brosse un portrait sans équivoque du marigot littéraire. Ceci dit, ce que nous propose Mariano Garcia c'est bien plus qu'un énième livre sur le petit monde de l'édition, ses coups marketing, ses manipulations, ses prix truqués, ses tartuffes etc... C'est avant tout une farce souvent hilarante, formellement très bien menée, qui oscille savamment du roman épistolaire au charme suranné à la biographie nécessairement scandaleuse. Rolando Safir, l'écrivain, aura vécu une vie où rien décidément ne lui aura été épargne, mélodramatique donc, dès lors inévitablement tragi-comique.
Dans la tradition d'écrivains comme César Aira ou Daniel Guebel, Garcia narre et théorise d'un même élan, et la farce ici est autant du côté de la péripétie (qui va crescendo) que de la réflexion littéraire. Mais c'est aussi un styliste très sûr, le classicisme équilibré garantit l'assise de cette histoire délirante, où les thèmes du double et de la métamorphose retrouvent une nouvelle fraicheur.
D'auteur de romans gothiques inachevés à victime expiatoire de l'implacable et inique machine éditoriale, la vie et l'œuvre de Rolando Safir est l'occasion de déboulonner quelques clichés et de se rapproprier avec originalité la figure fatiguée et pourtant toujours aussi romantique de l'artiste maudit, ce "dernier des purs".
El marmol [La Bestia Equilatera, 2011] & Festival [Mansalva,2011] de César Aira
Aira justement, puisqu'on en parle. Deux publications récentes, preuve qu'il continu d'écrire avec une identique frénésie. El marmol, c'est l'histoire d'un type qui, assis sur un bloc de marbre le pantalon baissé, contemple avec attention son appareil génital. Ou plus exactement, c'est la justification rocambolesque, sous la forme d'un méga flash-back, de cette scène d'ouverture. Excursion délirante dans les tréfonds des supermarché chinois du quartier portègne de Flores, El marmol c'est le meilleur Aira, ça va vite, il y a dix fois plus d'idées par pages que dans l'intégrale du catalogue de biens des auteurs dont on nous rebats régulièrement les oreilles, c'est une écriture efficace, précise et poétique, débarrassée fort heureusement de certains des excès "écriture automatique" qui gênent parfois la lecture de quelques unes de ses novelitas lorsqu'il écrit trop vite (je pense par exemple à une partie de sa production des années 90, le début chaotique et difficile à suivre du La abeja de 1996, les dialogues absurdes jusqu'à l'incompréhensible dans La fuente de 1993, etc...), bref c'est le Aira feuilletonesque qu'on aime au meilleur de sa forme, du niveau par exemple des excellentes Aventuras de Barbaverde d'il y a quelques années.
On l'aura comprit, Aira part en général d'un idée simple mais efficace pour ensuite tisser tranquillement à grandes doses d'improvisation ses récits à tiroirs. Dans Festival, le point de départ c'est la visite d'un grand réalisateur d'avant garde belge à Buenos Aires, invité par le festival local de ciné indépendant. Seulement voilà, il ne vient pas seul, mais accompagné de sa mère, vielle acariâtre insupportable de 90 ans. À partir de là, Aira se délecte à l'avance de toutes les peaux de bananes que cette petite vielle insupportable va jeter dans les pourtant fort bien huilés maillons du prestigieux évènement. C'est l'occasion aussi pour Aira de remettre une petite couche d'auto analyse de son propre travail et de ses procédés narratif, une constante chez lui certes, mais qui ici retrouve une nouvelle fraicheur grâce à la transposition vers le monde du cinéma. C'est l'occasion aussi tant qu'à y être de régler quelques comptes avec l'académisme rampant du cinéma d'auteur, ses cohortes de sous-sous-sous Antonioni, et la sempiternelle tyrannie des plans séquences interminables.
Caza de conejos de Mario Levrero [Libros del zorro rojo, 2012]
J'ai déjà beaucoup parlé ici de mon uruguayen préféré, et je ne vais pas me priver d'en remettre une couche. Écrit en 1973, cette Chasse aux lapins bénéficie aujourd'hui d'une nouvelle édition illustré de toute beauté, écrin parfait pour découvrir un des textes les plus expérimentaux et en même temps amène de notre auteur.
Comme avec Topor, on est ici dans quelque chose qui ne renie pas, loin s'en faut, l'héritage d'Alice. Cette suite de chapitres courts sans continuité narrative nous expose les milles et unes variations possibles d'une partie de chasse conduite sous le signe du nonsense poétique carollien (et aussi indéniablement levrerien). Ours déguisés en lapins ; lapins qui dansent le fox-trot ; chasse aux lapins transformée en chasse aux gardes-forestier ; jeunes filles nubiles ; lapins interlopes ; milles et unes tactiques saugrenues pour chasser ou être chassé ; un livre comme un grand inventaire, une suite de scènes de chasses extravagantes, inquiétantes, sensuelles, perverses, etc... Le tout, comme toujours avec Levrero, dans un style efficace et poétique.
Damian Tabarovsky - Una belleza vulgar
Hojas y teorias al vuelo
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Damian Tabarovsky - Una belleza vulgar [Mardulce, 2012]
Un article en espagnol de votre serviteur, pour le compte du site argentin Espacio Murena
La historia es ésta: una hoja se desprende de la rama de un árbol y cae al suelo. La historia es acaso la de su recorrido, pero apenas. Se trata de una pequeña hojita cualquiera, entre miles de otras, sumida en los caprichos del viento o en su ausencia (da lo mismo). El lugar, que podría ser cualquiera también, es éste: la calle Thames al 2100, en el barrio de Palermo, de la ciudad de Buenos Aires.
Tabarovsky, por fin, ha decidido escribir un libro sobre nada. Fue asunto de elegir bien: esta hoja sin cualidad es su personaje mejor logrado, el personaje finalmente sin personaje al que siempre quiso llegar con su escritura. Un personaje sin historia, sin otro referente que el de ser una hoja de árbol como cualquier otra. En las previas novelas del escritor (La expectativa, Autobiografía medica), el lector tropezaba siempre con el intento algo fallida de la propuesta de un personaje (proveído del equipaje completo: nombre, edad, rango social, obsesiones, problemas de pareja, etc.), que más que personaje encarnaba una especie de recipiente dispuesto a recibir los diversos componentes habituales en las novelas de Tabarovsky: consideraciones sociológicas, económicas, filosóficas, urbanísticas; ironías sobre el mundo de la edición, de la docencia universitaria; teoría literaria, etc.
Pues bien, con Una belleza vulgar hay –felizmente– un salto franco hacia el no-personaje, que ya no es ninguna metáfora especifica (el mundo del trabajo en la hora del liberalismo salvaje, por ejemplo) sino todas las metáforas al mismo tiempo. La hojita: metáfora del tiempo, del personaje, del argumento vuelto inútil, metáfora de la ciudad, de la ficción, metáfora también –y sobre todo– de la metáfora misma. Es decir: una metáfora que no sería metáfora, sino cuenco vacío, una metáfora que se ríe de las metáforas.
Como todos los libros de nuestro autor, Una belleza vulgar narra otra vez “la historia de la imposibilidad de contar historias”, y lo hace a la manera de la digresión. La digresión es el estilo de Tabarovsky, su gusto, su modo de escribir (acaso por no encontrar otro mejor, pero así es la difícil condición del escritor), su modo en fin de construir el relato. La digresión como metáfora o más bien como procedimiento materializado de la imposibilidad de argumentar, de ensayar: un libro sobre nada es un libro sobre todo pero sin nunca olvidar que de nada trata.
Así que una hoja se desprende del árbol y cae. En un momento su inercia se acabará y la hoja tocará el suelo. Mientras tanto la hoja vuela, el libro dura, narra, se pierde en digresiones. En una palabra: vive. Y nosotros lo leemos. ¿Qué leemos? Retratos breves de la idiotez y la mediocridad contemporánea. Teorías y observaciones múltiples y contradictorias, teorías sobre esas mismas observaciones múltiples y contradictorias.
“Toda mi obra no es más que una nota al pie a Bouvard et Pécuchet” afirmó más de una vez el autor. ¿Será idiota la hoja? No, o puede que sí. Poco importa, una hoja es neutra. En cualquier caso, tal como Bouvard y Pécuchet quienes lo ensayan todo, esperando así acceder a un conocimiento que les está irremediablemente vedado de todas formas, nuestra hojita cruza durante su recorrido, que también es la novela misma, aquello que normalmente se encuentra en una calle (sus habitantes, la red de cables eléctricos, obras en construcción, comercios), sugiere teorías diversas, consideraciones, pensamientos, pero sin ella tampoco acceder al conocimiento, ya que de todos modos se trata de una hoja, y una hoja no piensa. El intrascendente viaje de la hojita es discurso, pensamiento, bifurcación permanente. Un discurso que nunca se construye aunque tenga argumentos, un discurso más bien como fuga para adelante, un continuo-digresión, una colección, una serie de posibilidades. Sólo que “todas las afirmaciones son profundas, banales”, ironiza en algún lugar del libro su autor. Como las afirmaciones de los dos idiotas de Flaubert, como el pensamiento hoy, perdido en la agonía del tardocapitalismo. Un tiempo en el que ya no parece pensarse.
Una belleza vulgar no es un libro sobre nada, es un libro sobre todo, sobre “el todo que surca la nada” tal como lo resume entre paréntesis el autor en algún otro lugar del texto, parafraseando así el titulo de una novelita de Aira. (Hay, demás está decir, muchos paréntesis en este libro, paréntesis como extensiones, resúmenes, activaciones y tergiversaciones del texto).
Ahora bien, el problema de Tabarovsky es su inteligencia. Es un escritor lúcido, irónico, provocador, en la gran tradición argentina de los escritores lúcidos, irónicos, provocadores (de Borges a Guebel, pasando obviamente por Aira, por Libertella et al…). Bromista, lúcido y todo, a veces Tabarovsky sobreactúa su lucidez, su ironía: en eso reside la limitación de sus libros. Este panfleto sin panfleto (el panfleto ya ha sido escrito: Literatura de izquierda), este ejercicio de equilibrista en el que se arman y se desarman instantáneamente las ideas, este gran virtuosismo, ¿no seria un poco vano? Es difícil responder, entre otras cosas porque cargar con la contradicción forma parte del juego mismo, la oposición ya ha sido prevista (¿acaso deseada?) por el autor.
“¿Es la digresión la ruina del lenguaje?”, se pregunta el autor. “Quizás, es decir si”, responde. Un poco adelante, se puede leer: “Quizás la caída de la hojita no sea más que un indicio, un señal, una información: el testimonio de que alguna vez hubo una frase bien construida, grandiosa, llena de adjetivos y metáforas, y el testimonio también de que alguna vez hubo un yo seguro de sí mismo, afirmado en su identidad, vivo en la plenitud de la burguesía triunfante. Quizás la caída de la hojita señale el momento en que ya no hay lugar para esa frase y ese yo, el momento en que se disuelven, se vuelven restos, ruinas”. Así que Tabarovsky escribe desde las ruinas, o más bien (d)escribe las ruinas mismas. En cierto modo (aun cuando se trata sin dudas de su mejor novela), lo que aquí nos falta es una especie de vuelta de tuerca sobre este paisaje en ruinas. Pero, al mismo tiempo, ¿queda todavía una vuelta de tuerca posible? En todo caso, Una belleza vulgar no va más allá de una contemplación o descripción – enumeración– de tales ruinas. No se trata ni siquiera de una indagación en los escombros, solo se trata de sobrevolarlos (lo que es muy lógico dado la naturaleza del personaje elegido).
¿Y el título? ¿La belleza de las ruinas? No, por favor, demasiado obvio. ¿La vulgaridad ciudadana? Tampoco. ¿La belleza de una fragilísima hoja cayendo en plena ciudad hostil? A ver: ¿La vulgaridad de una metáfora gastada, la de la belleza de una fragilísima hoja? Puede ser. La hoja se desprende, cae, volando, metaforizando/metaforizada, el tiempo pasa, y ahí irrumpe finalmente el suelo. Ni nos dimos cuenta. El tiempo, mientras tanto, el maldito tiempo: presente, claro, ni pasado ni futuro, solo presente (ya no existen ni el uno ni el otro, nos dice Tabarovsky). El tiempo que pasa y no pasa, bloqueado en una gran indiferencia, la nuestra.
Aurora Venturini - "Les cousines"
La création d'une voix
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Les cousines - Aurora Venturini
[Robert Laffont, 2010, traduction Marianne Millon]
En 2007, lors d'un concours argentin dédié au "roman nouveau", le prix est emporté par un livre étonnant, un texte d'une lucidité, d'une invention et d'une fraicheur remarquable. Quelle ne sera pas la surprise du jury (composé entre autre d'Alan Pauls et Rodrigo Fresan) au moment d'ouvrir l'enveloppe, apprenant que l'auteur n'est autre qu'une petite vieille de 85 ans (le manuscrit étant présenté sous pseudonyme).
Ce fut alors une sorte de retour en grâce pour Aurora Venturini, née en 1922, amie intime d'Eva Peron, ayant fréquentée Borges, Violette Leduc, Sartre, etc... Ce retour inopiné en première ligne la conduira à affirmer d'ailleurs dans un demi sourire qu'il lui aura été offert "d'assister en vie à sa propre postérité". Suite au concours, cette écrivaine quasi inconnue (ou plutôt oubliée) sera publiée dans son pays par une grosse maison d'édition, mais aussi en Espagne, et traduite en plusieurs langues.
Au delà de la belle histoire, il faut bien reconnaitre que Les cousines est un livre qui ne pouvait que se faire remarquer. Son inactualité très actuelle n'est pas celle d'une curiosité, loin s'en faut. Si ce n'était probablement pas le genre de manuscrit attendu pour le concours, qu'il l'ait gagné n'est que plus méritoire. Certains, cependant, évoquèrent la possibilité d'une blague de Vila-Matas. Sauf que non, que notre écrivaine existe bien, qu'elle à aujourd'hui 90 ans et continue d'écrire. Après des années à publier ses livres à compte d'auteur - à l'instar d'un Juan Filloy (mais la comparaison s'arrête là) - il fallait bien qu'elle finisse par émerger.
Constantino Bertolo, son éditeur espagnol, résume très bien ce qui fait la valeur première de ce texte quand il affirme qu'Aurora Venturini écrit "comme si la littérature venait de s'inventer". Et quelle invention ! L'invention d'un réalisme qui n'a pas besoin de s'épuiser sous le poids de ses propres signes pour exister ; l'invention d'un tragique qui grince plus qu'il ne larmoie ; l'invention d'un comique qui au fond n'a jamais besoin de s'inventer quand il s'agit simplement de le laisser venir (et il viendra) ; l'invention surtout d'un personnage, cette jeune fille qui est et n'est pas l'auteur (peu importe au fond qui elle est vraiment, puisqu'elle est là et qu'elle nous parle).
Ce livre qui s'attarde sur la tragi-comédie d'une famille dysfonctionnelle, tient donc d'abord d'une voix, celle de la jeune narratrice, qui cherche à tout prix à s'échapper du poids d'une vie familiale ou les tares sont omniprésentes, presque exhaustives : petite sœur handicapée mentale, mère dépressive, père ayant fuis depuis longtemps, tante vieille fille, cousine à demi naine qui se prostitue, etc... Ce n'est pas tant la misère sociale qu'une forme de misère affective, une incommunication, ce qui fait ici ravage. Le roman, pourtant, s'il est dur, ne transforme à aucun moment cette misère en lourdingue et vulgaire misérabilisme. C'est que Venturini à su trouver un ton, la recréation incroyablement spontanée - habile dirais-je peut-être si ce mot ne sentait pas tant l'effort, le tour de force, le volontarisme, c'est à dire tout ce que ce livre n'est pas - d'une vision des choses d'abord enfantine puis adolescente au fur et à mesure qu'avance le texte. Un mot galvaudé comme "sincérité" pourrait aussi faire l'affaire.
La jeune narratrice choisi d'assumer ses difficultés face à la langue, comme elle le fait face au réel. De toute façon le seul réel ici, c'est la langue. La ponctuation lui joue des tours, elle préfère s'en passer plutôt que de perdre le fil de ce qu'elle se doit absolument de communiquer. Ses phrases sont parfois de grandes inspirations avant le grand bain en apnée.
Il y a un grande urgence du discours dans ce roman ; une urgence qui n'est pas factice. Si elle est bien sûr moteur narratif, "fictionnel", celle avec laquelle Yuna la narratrice nous parle existe au delà de la pure nécessité de faire avancer, elle est le livre même. Pour qu'un texte comme celui-ci fonctionne, forme et fond ne peuvent faire qu'un. Émotion, réflexion, style, tout se fond dans une façon de parler, de montrer, ou plutôt de voir. La voix qu'a créé Venturini est d'abord regard. De ce regard, nous ne sortons pas.
C'est la force première du texte, la justesse du ton, qui permet tout, rudesse, violence, provocation. La jeune narratrice comprend vite les tenants et aboutissants d'un réel souvent hostile et sait en tirer les conséquences. On ne saurait pourtant affirmer qu'il s'agit d'un bildungsroman de plus. D'une certaine manière, le personnage et les clés du réel sont déjà donnés entièrement dès le début, le reste ne sera qu'ajustement de la focale (comme le recours récurent de la narratrice au dictionnaire afin d'enrichir son vocabulaire). Le tragique ici est entier dès la première ligne, couplé avec son corolaire le grotesque, et Yuna elle aussi est entière, regard affuté, naïveté vite transcendée.
Partant de là, Aurora Venturini n'a plus qu'à déployer l'éventail du réel, celui d'un univers déjà en place avant même d'écrire la première ligne. Plus facile à dire qu'à faire, certes. Mais à lire Les cousines, tout semble s'ajuster avec tant d'évidence, de simplicité (rien en trop, rien en moins, tout à sa juste position), qu'on pourrait croire que le livre s'est écrit tout seul.
Peut-être est-ce le cas au fond, comme si Les cousines - écrit selon les aveux de l'auteur en deux mois, dans le but express d'être présenté au fameux concours - était le condensé inévitable d'une vie d'écriture, un condensé baigné par une oralité sans faille. La narratrice écrit et parle en même temps, cela ne saurait mollir ou s'affadir. L'auteur confesse avoir très peu corrigée le texte, rien d'étonnant ; l'effort ici n'existe pas, c'est la littérature à l'état pur : une voix qui nous parle, sans médiation d'aucune sorte. Une oralité faussement candide (c'est à dire lucide), jamais artificielle.
Marcelo Cohen - "Donde yo no estaba"
Le journal intranquille
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Donde yo no estaba - Marcelo Cohen
[Norma, Barcelone, 2007]
J'avais, je dois le reconnaitre, une certaine peur au moment d'ouvrir l'énorme roman de Marcelo Cohen. Je dis peur, mais je crois qu'il s'agissait plutôt de quelque chose de l'ordre du préjugé, basé sur l'image plutôt vague que j'avais du travail de l'argentin : un écrivain difficile à lire, au style excessivement recherché (trop ?), construisant une sorte de science fiction intellectuelle, remplissant ses pages de néologismes obscurs et d'expressions vernaculaires provenants d'un argentin impossible, plus fantasmé que réel, comme une sorte de lunfardo du futur, ou pour reprendre l'expression d'un de ses collègues, l'écrivain Oliverio Coelho, un "slang invérifiable". Le livre, au final, s'il n'est pas venu contredire cet a priori, c'est bien parce qu'il en a plutôt confirmé l'inanité. Marcelo Cohen est un écrivain qui impose ses exigences, certes, sa lecture demande une certaine énergie, c'est évident, mais le jeu après tout en vaut la chandelle.
De fait, Donde yo no estaba (Là où je n'étais pas pas) est un livre écrit dans une langue des plus surprenantes, un espagnol entièrement recréé, "savant", raffiné, mais aussi par moments délirant, voire absurde. On comprendra donc qu'il ne m'a pas toujours été possible de saisir toutes les subtilités d'une telle construction très volontaire d'une langue "nouvelle" à l'intérieur d'une langue "ancienne". Mais, même sans pouvoir peut-être tirer tout le jus du style fort particulier de Cohen, il faudrait être bégueule pour ne pas se satisfaire de ce que l'on peut en extraire.
Je dis langue "nouvelle " contre langue "ancienne", comme s'il ne s'agissait là que d'une vulgaire opposition quand il apparait évident que ce que fait Cohen serait plutôt comparable à une tentative de déphasage du langage, la construction patiente, obstinée, inventive, d'un castillan intemporel et moqueur ou futuriste et moqueur (ce qui ici revient curieusement au même). Nous n'assisterons donc pas, c'est heureux, au spectacle d'un avant-gardisme attardé ; ce que nous trouverons, c'est au contraire un regard critique d'une grande acuité sur ce qu'il est encore possible de faire avec la langue après tant et tant d'expériences radicales. Le livre pourtant a su maintenir quelque chose du geste avant-gardiste, et là aussi c'est heureux, car ce qu'il en retient c'est la fraicheur ambiguë de ce qui oscille entre le sérieux et la blague particulièrement élaborée.
Au long de 726 pages aussi exténuantes que fascinantes, nous pénétrons dans le journal écrit quotidiennement avec constante et gout maladif du détail par un certain Aliano D'Evanderey, petit bourgeois, grossiste en lingerie féminine sur une île nommée Isla Múrmura, qui avec beaucoup d'autres composent l'archipel du Delta Panoramique, un espace étrange qui ressemble et ne ressemble pas au Rio de la Plata, une géographie fictive que Marcelo Cohen développe dans ses écrits depuis un bon moment et autant de publications. D'Evanderey est un type d'un certain age, père de deux enfants, époux et entrepreneur plus ou moins heureux, mais qui surtout est en recherche de quelque-chose.
Comme il arrive parfois dans les romans, une rencontre va interrompre le flux acceptable de sa vie. Un certain Yonder, sorte de vagabond ou déclassé sale et provocateur, peu à peu s'imposera comme un double "négatif", rageur et crasseux, du faussement paisible D'Evanderey, lequel, surpris, verra discrètement grandir en son sein ce qu'il nommera le "Yonder-en-moi". La rencontre sera le commencement de quelque chose qui finira presque fatalement par prendre la forme d'une "aventure", le roman quittant à un moment donné la ville de Lavinca pour explorer l'intérieur d'une île en souterraine décomposition. Deux modifications supplémentaires auront également leur part : la séparation du couple et l'irruption d'une maladie discrète qui ne pourra être vécut autrement que comme la perpétuelle remise à plus tard d'une condamnation diffuse.
D'Evanderey est de ceux qui se posent des questions, éternelle proie du doute et de l'hésitation. Son journal, fidèle et imperturbable réceptacle, les recueilles. Nous découvrons ainsi, avec moult détails, les observations et réflexions de notre "héros" sur le régime politique sous lequel il lui a été donné de vivre - la Démocratie Courtoise -; la religion interdite, celle du muet Dieu Solitaire, dont les adeptes se cachent dans quelques tunnels perdus sous la ville ; sur la littérature, la philosophie, l'amour et le devoir, la responsabilité ou l'honneur, la technologie (nous croiserons des farphones, des transviliens etc), la musique, l'art, les animaux (normaux ou mutants), bref sur tout les grands thèmes observés depuis la lorgnette inversée des plus infimes bagatelles. Donde yo no estaba, de ce point de vue, et bien qu'il esquisse autant qu'il déconstruit un monde d'obédience futuriste, est avant tout une sorte de roman philosophique qui préfère ne pas choisir entre préciosité et humour impie.
Il faut bien reconnaitre que par moment le livre est un peu trop long, qu'il en devient parfois difficile de résister à la vague impression d'étouffement provoquée par le discours sans fin de D'Evanderey/Cohen. C'est un travers probablement inévitable s'agissant d'un roman aussi exhaustif, total, etc. Mais ce n'est après tout qu'une imperfection constitutive des fictions de ce genre, d'ailleurs anticipée dans le texte lui-même, son auteur étant trop intelligent pour ne pas décider d'assumer pleinement les risques de l'exercice. Abonderont donc les théories de D'Evanderey sur le roman, sur ses excès.
Plus intéressantes peut-être sont ses méditations inquiètes sur la forme que prend son journal, comme s'il craignait de tomber dans le dangereux puits du "romanesque", le piège d'une involontaire transformation de son journal en roman. Comment alors ne pas penser à certains passages du même tonneau dans La novela luminosa de Mario Levrero ? Dans le roman lumineux de l'uruguayen, nous suivons les inquiétudes de l'écrivain quant à la valeur ou l'intérêt pour le lecteur de ce qui chaque jour est égrené dans un Diario de la beca qui semble incapable de s'échapper d'une quotidienneté absolue, comme s'il lui était interdit de se faire roman. La comparaison pourrait paraitre incongrue, mais peut-être pas complètement si l'on pense que Donde yo no estaba pourrait aussi très bien se lire comme un roman du quotidien, emplie d'incertitudes mystiques et/ou métaphysiques (à l'instar du livre de Levrero). Que l'action occupe un monde de fantaisie n'y change au fond pas grand chose, on pourrait sans doute y voir d'ailleurs une des forces du livre. Les règles de cet univers de science fiction sont très vite acceptées par le lecteur, pour mieux passer ensuite à autre chose, l'essentiel. Le quotidien chez Cohen comme chez Levrero est un mouvement qui va du banal jusqu'à l'incongruité comprise dans ce même banal et dans ce qui en constitue le corolaire, la répétition. Et un journal, par nature, se répète.
Comme Levrero, le personnage de Cohen ne cesse de s'interroger lui-même et d'interroger son entourage ; cet acharnement à tout analyser, à tout écrire lui apparait par moments comme la discutable volonté de trouver ou de souligner une "trame" dans sa vie qu'il ne peut pas ne pas considérer comme fallacieuse ou extravagante, et pire encore, il ne lui apparait pas clairement si cette supposé "trame" est celle que ses actes et décisions coordonnent ou s'il s'agit seulement de ce que lui choisit de raconter dans ses régulières sessions d'écriture. Cela pourrait se compliquer si l'on y ajoute le fonctionnement à première vue ingénu de la religion du Penser, son credo affirmant que les hommes ne vivent et persistent que parce qu'ils sont pensés par les autres. Où donc se situe, dans de telles conditions, la trame, si tant est qu'il y en ait une ? Et d'ailleurs qu'est ce qu'une trame ? Une pensée, la pensée d'un seul, de plusieurs ? Au delà du possible discours méta-littéraire, les doutes de D’Evanderey signalent une certaine inquiétude à l'heure d'affronter le réel et ses attributs. Elles nous parlent aussi, peut-être, de la vérité, si tant est qu'un journal devrait raconter la vérité. Le réel et le véridique se retrouve ici face à leur intrinsèque impossibilité, défiants toujours - aux alentours comme dans la tête même de D’Evanderey - la moindre assimilation ou définition. Y compris de ses maitres littéraires, auteurs comme lui de journaux qui affichent la fausseté, l'ambiguïté d'une fiction, il ne sait pas comment ne pas se méfier. Et que dire encore des surprenantes théories d'une "musique réaliste" qui passionne son fils, tentative ingénue de reproduire ou de soutenir tout les actes du quotidiens, de leurs donner un sens au travers d'une pratique artistique dont la valeur pose question ?
Le système politique opérant à Isla Múrmura est justement un système fuyant, on ne peut savoir (ou alors seulement deviner) en quoi consiste la "courtoisie" de cette Démocratie Courtoise. Faut-il la comprendre à partir de ses pénibles efforts à se faire passer pour transparente, ou de ses indéniables contradictions, sa maladroite incapacité d'accepter ses côtés sombres ? On ne sait pas, au fond, grand chose. C'est là que se situe le problème de D’Evanderey le sceptique, son monde est une illusion et cette "démocratie" pourrait bien n'être qu'une fanfaronnade, du vent, comme les hologrammes du président Goyfrena qui lui apparaissent en pleine rue ou au tables des bars pour lui proposer de prendre part au gouvernement, pour lui demander, comme tant d'autres tout au long du livre, un "geste", si tant est d'ailleurs qu'il existe un gouvernement et pas simplement un vide que chacun tente de cacher en pensant aux autres, intoxiqués tous par l'obsessionnel discours du Penser.
Marcelo Cohen a su construire un cauchemar politique particulièrement déconcertant, qui ne présente pas les habituels traits exacerbés que l'on serait en droit d'attendre de la science fiction. On l'a comparé à J.G. Ballard ; je ne saurais dire si cela est pertinent, n'ayant pas lu Ballard, mais ayant par contre bel et bien lu Philip K. Dick, je dirais qu'il m'a semblé croiser ici ou là quelques traits "dickiens", particulièrement en ce qui concerne le catalogue d'inventions et d'innovations technologiques présent tout au long du roman. Comme chez Dick, la technologie ici occupe une place ambiguë, quelque part entre l'étonnement inquiet et l'absurde, un futur qui n'est pas tant fait de prétentieuse navettes spatiales que de de petites modifications paranoïaques du réel. Le futur que nous décrit Cohen se teinte d'un certain archaïsme, tendant à la mythologie comme à l'absurdité.
Je dis "cauchemar" mais peut-être ne s'agit-il après tout que d'un monde égaré, que D’Evanderey recueille, observe et dissèque à sa façon, se vidant et s'amaigrissant peu-à-peu dans l'écriture, exerçant continuellement sa graphomanie vitale au rythme de son incertaine peur d'une mort qui lui a été annoncée (l'inquiétant Nœud de Samblovit, installé confortablement dans son cerveau pour mieux lui fournir le plaisir d'un mal de crane incessant), de son inquiétude pour couvrir et comprendre tout à travers l'écriture. En doutant, toujours, en quête d'une tranquillité puisque, selon les mots de l'auteur, il s'agit "du journal d'un monsieur bourgeois austère chez lequel il y a évidemment une grande influence de Bernardo Soares, le narrateur du Livre de l'intranquillité de Pessoa. J'ai pensé à un journal où la question ne serait pas l'intranquillité sinon la recherche de la tranquillité".
Margo Glantz - "Les généalogies"
Les généalogies multiples de Margo Glantz
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Les généalogies - Margo Glantz
[Traduction Françoise Griboul - Folies d'Encre, 2009]
Dans Les généalogies, l'écrivaine mexicaine Margo Glantz retrace son histoire familiale, celle de ses parents juifs ukrainiens venus s'installer en 1925 au Mexique. Ces généalogies au pluriel se construisent par petites touches, s'éloignant de toute chronologie linéaire pour préférer un mode associatif, au gré d'un dialogue à travers la mémoire capricieuse de ses parents, que l'auteur interroge tout au long du texte. Cette esthétique de l'association d'idée est propre à beaucoup des livres de Glantz, c'est une des marques de son style, comme si son écriture était guidée avant tout par le caprice. Mais peut-être s'agit-il ici simplement de relater une genèse perpétuelle, une identité en mouvement, d'où ces sauts de moutons dans un même chapitre, un même paragraphe voire une même phrase, d'un lieu à l'autre, d'une époque à l'autre, d'Odessa à Mexico D.F..
"Nobles ou pas nobles, nous avons tous nos généalogies. Moi je descends de la Genèse, non par orgueil mais par nécessité" lit on en ouverture du prologue. Voici donc le lecteur plongé directement dans le grand bain du général et du particulier : la Genèse texte fondateur pour l'identité juive et les généalogies familiales, celles de tout un chacun. Margo Glantz affirme dans ce livre l'ambiguïté de son identité de juive pas/plus vraiment juive, de mexicaine dont les origines ukrainiennes, c'est a dire russes, n'existent que dans le récit familial, puisqu'elle est née en 1930 à Mexico.
Dans ses romans et textes de fictions comme dans ces "mémoires" - qui ne sont pas tant les siennes propres que celles de ses parents, de sa famille, et celles pourquoi pas des juifs émigrés en Amérique (du nord comme du sud) - Glantz s'attarde souvent sur des détails qui semblent à priori futiles, de second ordre. Ici par exemple, il est beaucoup question de nourriture, de vêtements... Les aspects plus difficiles ou tragique semblent au lecteur peu attentif passer au second plan.
Et pourtant, au milieu de cette profusion de détails sur des recettes de cuisine juives ou russes traditionnelles, sur les coupes et les tissus des vêtements que l'auteur elle-même, ses sœurs ou ses parents portaient ou vendaient dans leurs boutiques, sous cette pluie de noms de poètes et d'intellectuels mexicains, ukrainiens, russes qui sont ceux que fréquentèrent ses parents, c'est bien de l'identité juive et des violences et discriminations subies dont il est question, ainsi que de l'histoire russe et de l'histoire mexicaine. Les pogroms, la révolution de 1917, la pauvreté dans la Russie et l'Ukraine tsariste, tout cela est là, bien présent, mais il y a un style, une élégance pour en parler. Les généalogies est de ce point de vue un livre émouvant, qui ne cherche pas à se faire plus grand qu'il ne l'est. Pas de grandiloquence ici, pas de gestes ampoulés. Mais la justesse d'une imprécision fondamentale, celle de la mémoire et de l'identité telle que construite et reconstruite par des parents qui, quand ils se racontent, se dévoilent et se cachent d'un même geste derrière les souvenirs qu'ils organisent ou falsifient ; souvenirs que l'auteur doit parfois aller chercher avec une insistance têtue. Une des grandes forces du livre, qui le fait surnager bien au-dessus de la moyenne du genre, c'est cette fragilité préservée du souvenir fluctuant, cette hésitation du témoignage qui transparait sur le papier.
Les parents de l'auteur pratiquent d'autre part un espagnol imparfait, eux qui sont nés dans le russes et la langue hébraïque, avant de s'affirmer une fois arrivés au Mexique davantage dans le yiddish que dans l'espagnol, manière d'intégrer une communauté d'exilés où les différences entres russes blanc, juifs, etc. s'atténuent face au désir de préserver ensemble quelque chose de ce qui est resté là-bas. La langue est donc aussi un des personnages du livre, préservée dans sa complexité et son ambiguïté. Elle est le fantôme, le calque de plusieurs réalités qui se confondent entre l'enfance et l'âge adulte, entre l'Ukraine et le Mexique, entre ce que l'on mangeait là-bas et ce que l'on mange ici. Entre ce que l'on disait là-bas, comment on le disait là-bas, et comment on parle ici, comment on le dit ici. La pluralité des généalogies, c'est aussi celle-la, la pluralité des langues. Margo Glantz est mexicaine et écrit en espagnol ; son père, lui, était un grand poète qui écrivait en yiddish, langue que sa fille ne parle pas. Les généalogies, c'est aussi ce que chacun peu préserver pour lui, pour les autres, et ce qu'il nous en reste.
L'idée de généalogie n'a cependant rien à voir ici avec la fatalité du destin ni avec le poids du passé. Elle est plutôt la constatation surprise et amusée (parfois aussi nostalgique, parfois aussi inquiète) des hasards, des coïncidences, des rencontres et des non-rencontres surprenantes qui font une histoire familiale (l'auteur par exemple aurait pu naître en Amérique du Nord si des cotas d'immigrants n'y avaient pas été instaurés...).
Le livre multiplie les images, les métaphores, les références, se déployant par circonvolutions, par couches, par contradictions, se souciant peu de tout clarifier. Le livre surtout, évoque davantage qu'il ne dit ; ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un livre sur l'immigration. C'est un livre sur le lien, familial, affectif, sur l'identité qui se déforme et se reforme en permanence, là où elle peut, comme elle le peut.
Éric Chevillard - "L'auteur et moi"
Le système Chevillard, cru 2012
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L'auteur et moi - Éric Chevillard
[Minuit, 2012]
Une fois n'est pas coutume, j'ai lu un livre de la rentrée littéraire. Bon d'accord, j'ai triché, il s'agit du nouveau Chevillard. Triché ? Le livre, paru il y'a à peine une semaine, ne ferait pas partir des 674000 livres de ladite rentrée ? Si, bien sur, si l'on considère qu'un Chevillard pourrait intégrer le bal. Pour ma part, j'ai franchement du mal à l'y inclure, ne serait ce que par l'entêtement de notre auteur à maintenir un sillon non pas fermé mais fermement entretenu, poursuivie avec l'insistance de l'entomologiste hypnotisé par la fourmi. Et je ne dis pas fourmi au hasard bien sur (comme j'aurai pu dire orang-outan ou ouistiti), mais bien parce que la fourmi, sa poursuite éperdue, est un des axes majeur de L'auteur et moi, le nouvel opus chevillardien (on y parlera également de gratin de chou-fleur et de truite aux amandes).
Chevillard, notre grand ironiste, sort un nouveau livre, et déjà nous voilà hors de la mêlé, nous revoilà plutôt retrouvant notre fauteuil au sein du fan club d'Éric Chevillard. Fan club ? J'ai pour ma part découvert l'olibrius il n'y a pas si longtemps, et si j'ai d'abord cru aux quelques réticences que me provoquait sa lecture, j'ai su depuis faire fis de ces maigres objections qui n'étaient autres que le fruit d'une vieille paresse de ma part, celle du petit lecteur provincial benoitement assis dans des habitudes qu'il a parfois peur - ou tout simplement la flemme - de voir remises en questions. Depuis, j'ai pris ma carte au parti, et ne me lasse plus du système chevillard.
Le système Chevillard ? Oui c'est un véritable système que la fiction chevillardienne, le lecteur en est un maillon fondamental (alors qu'en observant la rentrée littéraire on se demande si c'est le cas), puisque le système exige la complicité dudit lecteur (thème connu, certes mais indéniablement renouvelé chez l'auteur qui nous occupe).
Or, avec L'auteur et moi, ne voilà t'il pas que le système Chevillard est mis-en-scène, convoqué directement sur le plateau. Moité thèse délirante sur les méfaits du gratin de chou-fleur, moité exercice d'auto-critique des plus savoureux (contrairement à cette ignoble pataugeoire à grumeaux qu'est le gratin de chou-fleur), le livre balade le lecteur entre anecdotes grotesques et hilarantes et confessions douteuses d'un auteur qui n'est pas (tout à fait) Chevillard, et qui via ce bon vieux procédé de la note en bas de page, se pique d'interrompre à tout bout de champ le récit afin d'en nuancer, d'en infirmer ou d'en préciser les tenants et aboutissants, prétendant ainsi mettre à jour les rapports parfois incestueux entre l'auteur et son personnage. Car Chevillard nous le dit: ne croyez pas ces prétentieux, ces ridicules, ces auteurs à la petite semaine qui viennent se la raconter avec leurs histoires de personnages qui leur échappent. Quel mensonge grossier, se gausse notre auteur. Et de se lancer dans la démonstration argumenté de l'inanité d'une telle prétention. Ainsi, avec un didactisme suspect, l'auteur analyse le texte en temps réel, y souligne point commun et différence entre le personnage du roman et l'auteur. C'est un jeux d'équilibriste entre deux faux Chevillard, le personnage de fiction d'une part et l'auteur qui commente d'autre part. C'est (mais faut-il encore le préciser) hilarant, intelligent, bref c'est ce que l'on appellerai d'une manière un peu vieillotte, un bonheur de lecture.
Il n'y a, au fond, pas beaucoup plus à dire (du moins ici, sur ce modeste blog) sur ce livre, car tout est déjà dedans, le livre et son commentaire. C'est pratique, cela fait gagner du temps. Sauf que le commentaire aussi déraille (au moins autant que le récit en lui-même). En effet la note n° 26 occupe quasiment la moitié du livre. Il y est soudainement question d'un type qui poursuit une fourmi. Qui est-il ? Et bien le même personnage, celui qui a comme un problème avec le gratin de chou-fleur, mais transbahuté ailleurs, dans un autre contexte, une autre histoire (encore que le spectre du gratin honnis, là aussi, est à l'affut). Parce que non, vraiment, un personnage ça ne s'échappe pas, la preuve, on en fait ce que l'on veut, où l'on veut. On le mène en bateau.
L'auteur et moi c'est à tout point de vue du Chevillard du meilleur tonneau, et même si le livre est truffé de références aux autres livres du meilleur écrivain français (ce n'est pas moi qui le dit, c'est Pierre Jourde, mais il a bien raison), ceux qui n'ont pas encore la chance d'intégrer le fan club trouveront peut-être ici l'occasion de mordre à l'hameçon.
Les puzzles incomplets de Mario Bellatin
À propos de La journée de la guenon et le patient de Mario Bellatin [LC Editions 2012]
Des romans courts, voire vraiment très courts, écris dans une langue qui nous perturbe non pas par sa complexité ou son registre mais bien par sa simplicité froide, clinique, qui en deviendrait presque effrayante s'il ne s'y cachait pas en sous mains comme les bribes subliminales d'un humour en creux, ou un vague sourire moqueur de l'auteur, que le lecteur d'une certaine façon et malgré lui se sent obligé d'aller récupérer au cœur de textes où pourtant l'humour brille généralement par son absence. Des textes courts donc, qui en permanence réorganisent les pièces éparpillées d'un puzzle infini et obsessionnel, celui de l'univers poétique de l'écrivain mexicain Mario Bellatin, qui a su, tant dans son œuvre que dans son image publique, modeler et projeter sur la scène littéraire une excentricité toute personnelle comme marque de fabrique et moteur de production artistique.
Auteur prolifique s'il en est, ayant signé pas loin d'une quarantaine de livres en 25 ans de production, Bellatin a fait de la prolifération éditoriale et de la fragmentation thématique à l'intérieur même de cette prolifération son fonctionnement, jouant ainsi habilement du désir qu'il crée chez le pauvre lecteur qui s'est fait attraper à son jeu. Ses livres - qu'on pourra difficilement appeler roman si l'on s'en réfère aux critères classiques pour définir le genre - dans leur brièveté se présentent à nos yeux ébahis comme une série de fragments extraits d'un grand tout, et recourent en permanence dans leur écriture et leur construction dramaturgique à l'allusif, au creux, au manque, ce sont des textes qui ne disent pas tout, des pistes lancées qui ne trouveront pas toutes leur conclusion ou leur dénouement, comme les pièces d'un puzzle mélangées, réorganisées, mais où certains éléments manqueraient à l'appel. Du moins dans un livre donné, car peut être que dans un autre, un de ces fils s'éclairera à nouveau, sous un autre angle. Selon la légende, c'est d'un manuscrit original de plus de milles pages qu'est né un des premiers livres de Bellatin, Efecto Invernadero (1992), ouvrage qui au final ne dépasse pourtant pas les 44 pages.
La fragmentation donc, où peut être seulement l'illusion du fragment. Une écriture "essentialisée", qui à partir du moins prétend au plus. Il y a une prise de risque originelle qui chez Bellatin devient fondement du texte. Mais cette prise de risque (présenter des textes très courts, où chapitres ou portions s'apparentent à un commentaire sur un texte source que nous ne pourrons pas lire - voir par exemple Jacob le mutant) est-elle réelle ou seulement une fiction ingénieusement ourdie par l'auteur ? La littérature de Bellatin se construit à partir de l'ambiguïté. Ambiguïté de ce qui nous est raconté (ou plutôt seulement évoqué) et ambiguïté aussi voire surtout de la valeur réelle du texte. C'est le côté provocateur de l'écrivain mexicain, qui se délecte du statut délétère de la littérature aujourd'hui. Comme chez le génial et prolifique argentin César Aira, il s'agit avant tout de produire. Cette mise en avant de la notion de production voire de surproduction n'est pas seulement un commentaire sur l'état actuel de la pratique artistique - dont l'existence semble avoir de plus en plus de mal à se justifier - c'est aussi et peut-être même avant tout la mise en place d'un dispositif qui permet justement à l'auteur de produire (beaucoup, trop ?) à l'heure même ou produire - c'est à dire publier - semble absurde face au flot indistinct des milliards de livres qui encombrent les stands des librairies. Bellatin et Aira sont de ces écrivains qui écrivent après la mort de la littérature et qui s'en portent très bien. Rien de tragique là-dedans, sinon la découverte d'un grand espace ludique à parcourir, ce qui n'empêche ni la subtilité ni la profondeur mais ce qui garantis de la suffisance, de la prétention factice et du goût pour l'odieuse "belle écriture".
Bellatin se met la plupart du temps en scène dans ses livres, où la première personne est récurrente. Et comme chez César Aira encore, c'est une pure fictionalisation de l'auteur qui s'y joue. Loin des ennuyeuse pratiques auto-fictive francophone, il s'agit d'inventer de livre en livre un "mythe personnel" (César Aira dixit), construire un double crédible et excessif de l'auteur. Dans ce but, Bellatin dispose d'un élément biographique réel parfait : il lui manque un bras. Tous ceux que se sont intéressé ne serait-ce que de loin à son travail connaissent les photos où on le voit poser armé d'une prothèse aux faux atours de capitaine crochet. À partir de cette réalité, Bellatin construit une fiction où la maladie occupe une place importante. Il ne s'agit pas de s'apitoyer sur son sort et de décrire la souffrance ou quoi que ce soit du même acabit. Bellatin préfère construire une mythologie voire une mystique autour du corps imparfait et de l'absence du bras.
Intéressons nous par exemple à la plus récente traduction française, La journée de la guenon et le patient (publié au Mexique en 2006), on y découvre un double de l'auteur comme patient à la fois d'un hôpital au statut ambigu et d'un psychanalyste assez peu conventionnel. Bellatin dans ce texte construit une fiction où maladie et écriture se rejoignent dans une métaphore de la nécessité. L'auteur se met en scène de manière ironique comme un malade, un condamné, un patient. Construisant une réflexion en abime où comme à son habitude divers éléments hétérogènes voire irréconciliables se croisent, se mêlent ou s'ignorent mutuellement (une guenon achetée dans un marché clandestin, un malade en phase "terminale", le saut dans le vide du père et la possibilité de sa mort, le psy et sa femme handicapé, la nostalgie de l'enfance, le doute sur la valeur ou le sens de l'écriture, l'achat inconsidéré d'une voiture de sport et d'un terrain...), l'auteur arme une série de symboles incertains voire parfois interchangeables, que le lecteur se voit obliger d'investir par lui-même. Comme souvent chez notre auteur, il est préférable d'avoir déjà lu du Bellatin pour apprécier pleinement ce texte. Ou pour le dire autrement, lire un livre de Bellatin c'est accepter d'avance le fait qu'il va falloir en lire d'autre, et tomber ainsi dans son piège.
Dans La journée de la guenon et le patient, il questionne d'une manière assez perverse la valeur de son écriture, cherchant à savoir où et comment elle se nourrie, postulant à la manière d'un constat d'échec qu'au fond elle n'a aucune valeur au-delà d'elle même. C'est un constat que, s'agissant d'un écrivain joueur comme Bellatin, nous ne devrions sans doute pas prendre au premier degré, même si quelque part il contient une part de vérité. Une des critiques récurrente faite à l'écrivain mexicain est celle d'écrire des textes qui une fois lus ne laissent que peu de traces chez le lecteur. Ce qui est vrai et pas vrai en même temps. Le style extrêmement froid, clinique, dépersonnalisé ainsi que le goût pour la combinatoire d'éléments totalement dépourvus de justifications narrative, s'appuyant sur une dramaturgie apocryphe ou arbitraire semble venir confirmer ce constat. Cependant, ce serait faire peu de cas de la valeur pure du texte en lui-même, sa qualité, son pouvoir de séduction. Que ressent-on nous à lire du Bellatin ? Un peu la même chose sans doute que face à certains films de Raoul Ruiz ou de David Lynch. Un mélange de fascination, d'agacement, de déroute et d'ennuis, le savant mélange impossible à cerner d'une poétique forte en action. Il y a chez Bellatin des images puissantes que l'auteur ne cherche pas à souligner, elles sont présente au même titre que le reste. Il n'y a aucune hiérarchie dans ses textes, c'est le lecteur actif (comme l'est le spectateur de Ruiz ou Lynch) qui reconstruit lui-même le puzzle. L'auteur parfois nous lâche en route et d'autre fois nous rattrape. Il faut savoir lui faire confiance.
Il y a de toute façon quelque chose du gamin capricieux chez Bellatin, qui n'en fait qu'à sa tête, pleinement confiant en la valeur de son procédé et de sa poétique.
Des romans courts, voire vraiment très courts, écris dans une langue qui nous perturbe non pas par sa complexité ou son registre mais bien par sa simplicité froide, clinique, qui en deviendrait presque effrayante s'il ne s'y cachait pas en sous mains comme les bribes subliminales d'un humour en creux, ou un vague sourire moqueur de l'auteur, que le lecteur d'une certaine façon et malgré lui se sent obligé d'aller récupérer au cœur de textes où pourtant l'humour brille généralement par son absence. Des textes courts donc, qui en permanence réorganisent les pièces éparpillées d'un puzzle infini et obsessionnel, celui de l'univers poétique de l'écrivain mexicain Mario Bellatin, qui a su, tant dans son œuvre que dans son image publique, modeler et projeter sur la scène littéraire une excentricité toute personnelle comme marque de fabrique et moteur de production artistique.
Auteur prolifique s'il en est, ayant signé pas loin d'une quarantaine de livres en 25 ans de production, Bellatin a fait de la prolifération éditoriale et de la fragmentation thématique à l'intérieur même de cette prolifération son fonctionnement, jouant ainsi habilement du désir qu'il crée chez le pauvre lecteur qui s'est fait attraper à son jeu. Ses livres - qu'on pourra difficilement appeler roman si l'on s'en réfère aux critères classiques pour définir le genre - dans leur brièveté se présentent à nos yeux ébahis comme une série de fragments extraits d'un grand tout, et recourent en permanence dans leur écriture et leur construction dramaturgique à l'allusif, au creux, au manque, ce sont des textes qui ne disent pas tout, des pistes lancées qui ne trouveront pas toutes leur conclusion ou leur dénouement, comme les pièces d'un puzzle mélangées, réorganisées, mais où certains éléments manqueraient à l'appel. Du moins dans un livre donné, car peut être que dans un autre, un de ces fils s'éclairera à nouveau, sous un autre angle. Selon la légende, c'est d'un manuscrit original de plus de milles pages qu'est né un des premiers livres de Bellatin, Efecto Invernadero (1992), ouvrage qui au final ne dépasse pourtant pas les 44 pages.
La fragmentation donc, où peut être seulement l'illusion du fragment. Une écriture "essentialisée", qui à partir du moins prétend au plus. Il y a une prise de risque originelle qui chez Bellatin devient fondement du texte. Mais cette prise de risque (présenter des textes très courts, où chapitres ou portions s'apparentent à un commentaire sur un texte source que nous ne pourrons pas lire - voir par exemple Jacob le mutant) est-elle réelle ou seulement une fiction ingénieusement ourdie par l'auteur ? La littérature de Bellatin se construit à partir de l'ambiguïté. Ambiguïté de ce qui nous est raconté (ou plutôt seulement évoqué) et ambiguïté aussi voire surtout de la valeur réelle du texte. C'est le côté provocateur de l'écrivain mexicain, qui se délecte du statut délétère de la littérature aujourd'hui. Comme chez le génial et prolifique argentin César Aira, il s'agit avant tout de produire. Cette mise en avant de la notion de production voire de surproduction n'est pas seulement un commentaire sur l'état actuel de la pratique artistique - dont l'existence semble avoir de plus en plus de mal à se justifier - c'est aussi et peut-être même avant tout la mise en place d'un dispositif qui permet justement à l'auteur de produire (beaucoup, trop ?) à l'heure même ou produire - c'est à dire publier - semble absurde face au flot indistinct des milliards de livres qui encombrent les stands des librairies. Bellatin et Aira sont de ces écrivains qui écrivent après la mort de la littérature et qui s'en portent très bien. Rien de tragique là-dedans, sinon la découverte d'un grand espace ludique à parcourir, ce qui n'empêche ni la subtilité ni la profondeur mais ce qui garantis de la suffisance, de la prétention factice et du goût pour l'odieuse "belle écriture".
Bellatin se met la plupart du temps en scène dans ses livres, où la première personne est récurrente. Et comme chez César Aira encore, c'est une pure fictionalisation de l'auteur qui s'y joue. Loin des ennuyeuse pratiques auto-fictive francophone, il s'agit d'inventer de livre en livre un "mythe personnel" (César Aira dixit), construire un double crédible et excessif de l'auteur. Dans ce but, Bellatin dispose d'un élément biographique réel parfait : il lui manque un bras. Tous ceux que se sont intéressé ne serait-ce que de loin à son travail connaissent les photos où on le voit poser armé d'une prothèse aux faux atours de capitaine crochet. À partir de cette réalité, Bellatin construit une fiction où la maladie occupe une place importante. Il ne s'agit pas de s'apitoyer sur son sort et de décrire la souffrance ou quoi que ce soit du même acabit. Bellatin préfère construire une mythologie voire une mystique autour du corps imparfait et de l'absence du bras.
Intéressons nous par exemple à la plus récente traduction française, La journée de la guenon et le patient (publié au Mexique en 2006), on y découvre un double de l'auteur comme patient à la fois d'un hôpital au statut ambigu et d'un psychanalyste assez peu conventionnel. Bellatin dans ce texte construit une fiction où maladie et écriture se rejoignent dans une métaphore de la nécessité. L'auteur se met en scène de manière ironique comme un malade, un condamné, un patient. Construisant une réflexion en abime où comme à son habitude divers éléments hétérogènes voire irréconciliables se croisent, se mêlent ou s'ignorent mutuellement (une guenon achetée dans un marché clandestin, un malade en phase "terminale", le saut dans le vide du père et la possibilité de sa mort, le psy et sa femme handicapé, la nostalgie de l'enfance, le doute sur la valeur ou le sens de l'écriture, l'achat inconsidéré d'une voiture de sport et d'un terrain...), l'auteur arme une série de symboles incertains voire parfois interchangeables, que le lecteur se voit obliger d'investir par lui-même. Comme souvent chez notre auteur, il est préférable d'avoir déjà lu du Bellatin pour apprécier pleinement ce texte. Ou pour le dire autrement, lire un livre de Bellatin c'est accepter d'avance le fait qu'il va falloir en lire d'autre, et tomber ainsi dans son piège.
Dans La journée de la guenon et le patient, il questionne d'une manière assez perverse la valeur de son écriture, cherchant à savoir où et comment elle se nourrie, postulant à la manière d'un constat d'échec qu'au fond elle n'a aucune valeur au-delà d'elle même. C'est un constat que, s'agissant d'un écrivain joueur comme Bellatin, nous ne devrions sans doute pas prendre au premier degré, même si quelque part il contient une part de vérité. Une des critiques récurrente faite à l'écrivain mexicain est celle d'écrire des textes qui une fois lus ne laissent que peu de traces chez le lecteur. Ce qui est vrai et pas vrai en même temps. Le style extrêmement froid, clinique, dépersonnalisé ainsi que le goût pour la combinatoire d'éléments totalement dépourvus de justifications narrative, s'appuyant sur une dramaturgie apocryphe ou arbitraire semble venir confirmer ce constat. Cependant, ce serait faire peu de cas de la valeur pure du texte en lui-même, sa qualité, son pouvoir de séduction. Que ressent-on nous à lire du Bellatin ? Un peu la même chose sans doute que face à certains films de Raoul Ruiz ou de David Lynch. Un mélange de fascination, d'agacement, de déroute et d'ennuis, le savant mélange impossible à cerner d'une poétique forte en action. Il y a chez Bellatin des images puissantes que l'auteur ne cherche pas à souligner, elles sont présente au même titre que le reste. Il n'y a aucune hiérarchie dans ses textes, c'est le lecteur actif (comme l'est le spectateur de Ruiz ou Lynch) qui reconstruit lui-même le puzzle. L'auteur parfois nous lâche en route et d'autre fois nous rattrape. Il faut savoir lui faire confiance.
Il y a de toute façon quelque chose du gamin capricieux chez Bellatin, qui n'en fait qu'à sa tête, pleinement confiant en la valeur de son procédé et de sa poétique.
Mario Levrero - "La novela luminosa"
L'insaisissable Esprit du réel
***
La novela luminosa - Mario Levrero [Mondadori, 2005]
[Texte initialement publié en septembre 2010 sur le Fric Frac Club.]
Eh bien oui : nous voilà face à un livre difficile à aborder. Un livre qui au premier abord nous déconcerte passablement. Par sa forme premièrement : est-ce un journal, un roman expérimental, un assemblage de confessions ésotériques et parfois confuses, un testament, une blague ? Mais c’est par son contenu surtout, et ce particulièrement au début, que le lecteur, mi-agacé, mi-amusé, mi-franchement décontenancé se demande - alors qu’il avance encore à tâtons dans les premières pages de ce pavé - où l’auteur veut bien l’embarquer. Alors, quoi ? Des salmigondis à propos d’expériences « lumineuses », des descriptions minutieuses jusqu’à la nausée d’un quotidien pas spécifiquement palpitant, le tout dans un style qui semble tellement simple qu’on se demande inévitablement si c’est du lard, du cochon, ou allez savoir quoi d’autre encore…
Mais, voilà : à l’instar de l’auteur lui-même qui plus d’une fois interpelle son « hypothétique lecteur », patience, patience, car bientôt les contours vont s’affiner, les grandes lignes se dessiner, et notre intérêt s’affirmer. Bientôt, il ne nous sera tout simplement plus possible de le lâcher cet étrange bouquin.
Comment peut-on parler de ce qui nous dépasse ? Comment peut-on approcher par les mots - décrire, raconter, comme vous voudrez – des expériences vécues dont l’importance pour celui qui les a vécues est aussi forte que l’incapacité qu’il peut avoir à les comprendre ou les cerner, et donc en parler ? Comment construit-on un récit, et sous quelle forme, avec un matériau aussi fragile, aussi fuyant ? Jusqu’à quel point peut-on être autobiographique ? Comment dire, tout simplement, avec des mots, sur du papier, la vérité ? Mais, d’ailleurs qu’est-ce que la vérité ?
Ces questions, l’écrivain uruguayen Mario Levrero se les posent en permanence dans cette Novela luminosa publiée à titre posthume. Au cours de sa vie, l’auteur a vécu plusieurs expériences qu’il qualifie de « lumineuses », et qui ont pu modifier sa vision du monde. Des épiphanies, voire des expériences quasi mystiques. Ce qu’il offre dès lors au lecteur au long des quasi 600 pages de ce roman lumineux (et nous verrons un peu plus loin que le terme de roman est employé par l’auteur faute de mieux) c’est une quête de la vérité et par là une quête de soi-même (ou inversement). C’est aussi, on s’en doute, la narration détaillée – au jour le jour – d’un échec par anticipation. L’acceptation, douloureuse évidemment, d’une certaine impossibilité de la narration.
Voilà qui, présenté ainsi, effectivement, déconcerte. Expériences mystiques ? Lumineuses ? Mais non, ne prenez pas peur, nous ne sommes pas au rayon new age ou développement personnel. L’auteur lui-même a d’ailleurs bien conscience que les « moments lumineux » qu‘il cherche à narrer, « racontés de manière isolée, et avec le facteur aggravant des pensées qui nécessairement les accompagnent, ressembleraient très fortement à un article optimiste de Sélections du Reader’s Digest ».
Ce livre est en fait autant la narration d’une tentative littéraire impossible – exprimer en mot des expériences fortes mais aussi extrêmement personnelles et difficiles à faire sortir de soi, que la narration de la construction au jour le jour d’un roman qui ne pourra jamais naître.
La vérité que cherche Mario Levrero est avant tout celle de la littérature. Une vérité aiguë, sans artifices, douloureusement sincère, quitte à paraître ridicule ou plate à ceux qui attendent que la littérature ne leur offre que des grands airs et des phrases trop brillantes. Le style de Levrero est délibérément mineur, modeste, seule compte la quête d’une vérité qui lui soit propre, celui qui écrit doit « être » la vérité. Non pas la pauvre réalité des faits, toujours incertains, mais une autre vérité plus profonde, personnelle, la seule qui - peut-être - existe. En ce sens, Levrero est un écrivain kafkaïen : « Avant de lire Kafka, je ne savais pas que l’on pouvait dire la vérité », a-t-il d’ailleurs déclaré (1).
Ce style ‘mineur’, néanmoins, n’est pas pour autant une absence de style, mais la recherche permanente de la plus grande exactitude dans le grand et infernal flux vague et opaque des mots. Ainsi, cette quête de précision aboutit chez Levrero à une écriture fluide, évidente, très simple d’accès. Les grandes phrases et les variations savantes sur la langue repasseront plus tard. Ici, l’écriture cherche l’économie ; non pas le minimalisme ou la réduction, mais la manière la plus juste de dire ce qui doit l’être. D’où un certain inconfort quand on entre dans ce livre : tout cela paraît trop simple, presque pauvre. Et pourtant …
Mais avant d’aller plus loin, quelques mots sur la forme du livre. Si l’on jette un œil à la table des matières, on remarque tout de suite une étrange disparité entre la taille du prologue et celle du roman lui-même. En effet, le prologue s’étend sur plus de 450 pages tandis que la novela luminosa elle-même n'en dépasse qu’à peine la centaine. Cette forme surprenante, cette inversion des rapports ne sera pas sans rappeler la forme d’un autre grand roman rioplatense : le Musée du roman de l’éternelle de l’argentin Macedonio Fernandez (2), où les deux tiers du livre sont constitués d’une bonne soixantaine de préfaces, et où la taille du roman lui-même est là aussi bien inférieure au corpus qui est censé l’introduire. D’ailleurs la forme n’est pas le seul des points communs entre Macedonio et Levrero. La quête d’absolu, le désir d’une reconquête du monde et de soi (surtout de soi dans le cas de Levrero) par le spirituel sont à l’œuvre chez l’un et l’autre. Une recherche du devenir pourrait-on dire. En effet, aussi bien cette novela lumineuse que le musée macédonien offre au lecteur une œuvre en devenir, une œuvre possible, qui croîtra peu à peu dans l’esprit du lecteur pris au jeu de cette imminence infinie. Mais là où Macedonio cherchait une remise en cause du roman (Le Musée est sous titré « Premier bon roman »), Levrero cherche lui la meilleure façon – ou la seule possible - d’approcher ce qu’il veut raconter. En permanence il semble au point de tout abandonner face à ce qu’il suppose être la faiblesse de son écriture, ou sa propre faiblesse, les deux étant inévitablement liées.
L’auteur commente en permanence ce qu’il est en train d’écrire, et ce autant pour la forme que pour le fond. Le prologue est un journal s’étendant sur une année, mais voilà : « un journal n’est pas un roman ; très souvent s’y ouvrent des lignes argumentales qui ensuite ne continuent pas, et certaines d’entre elles trouvent difficilement une conclusion nette ». L’auteur est à la fois amusé, fasciné et effrayé par le système qu’il met en place. Peut-il vraiment croire - ou faire croire - qu’en écrivant un journal honnête (c’est-à-dire qui ne trahit pas ou ne transforme pas le réel) en naîtra ce qu’il appelle un roman, une forme viable, suffisamment close pour être transmissible à un « hypothétique lecteur » ? Ce risque, Levrero l’assume, et nous voilà donc embarqué pour un an dans la vie quotidienne de Mario Levrero ; dans la vie de quelqu’un qui en permanence tente de comprendre – « interroge », comme on dit dans Art Press – sa vie et lui-même. Et peu à peu, lui aussi semble construire « une exposition ou un musée d’histoires sans conclusions », une visite guidée dans un univers qui effectivement semblera tracer parfois des lignes contradictoires et peut-être quelques culs-de-sac, encore que… D’une certaine manière, malgré ses airs et ses manières, Levrero semble bien accorder une grande confiance à ce qu’il appelle son daimon, son esprit, son inspiration, bref il sait qu’il retombera d’une manière ou d’une autre sur ses pieds.
Le style de Levrero néanmoins est fort éloigné de la complexité ‘baroque’ d’un Macedonio Fernandez. La complexité chez lui est en creux, elle pourrait fort bien d’ailleurs passer inaperçue. Car de quoi parle ce prologue intitulé Diario de le beca (Journal de la bourse) ? De la vie quotidienne d’un « vieux de merde, un personnage de Beckett » comme il s’y définit lui-même. Un an dans la vie d’un type de soixante ans qui ne sort presque jamais de son appartement du centre de Montevideo, et qui grâce à une bourse Guggenheim se voit offert l’opportunité de remettre en chantier un projet vieux de 16 ans et qu’il n’avait jusqu’ici jamais pu finir : le récit impossible de certaines expériences qui ne sauraient êtres réduites aux pauvres mots, toujours traîtres, toujours pauvres, toujours approximatifs. Ce prologue-journal est avant tout le récit d’une approche, d’une mise en condition. À travers l’exposition exhaustive de ses petits ou grand travers, ses déboires quotidiens et ses grandes ou petites victoires sur lui-même, Levrero cherche à se sauver. Ce sauvetage n’est pas une rédemption christique, mais la démarche parfois hésitante d’un convalescent qui tente de remettre en route son être « authentique », qui peu a peu s’est trouvé altéré. Dépasser « l’angoisse diffuse » pour atteindre une « oisiveté » propice au soi. Et se retrouver soi-même, c’est retrouver éventuellement les conditions qui permettraient d’achever enfin le récit des expériences lumineuses si chères à l’auteur. Car il y a certains sujets qu’on ne peut traiter à la légère. La nécessité de les narrer est aussi inflexible que la nécessité de les narrer bien. Dans une très drôle auto interview, il définit ainsi son rapport au labeur littéraire :
"Je ne suis pas un écrivain de fin de semaine. Écrire, ce n’est pas s’asseoir pour écrire ; ça c’est la dernière étape, peut-être dispensable. L’indispensable, non plus pour écrire, mais pour être réellement vivant, c’est le temps d’oisiveté. À travers l’oisiveté, il est possible de s’harmoniser avec son propre esprit, ou du moins lui offrir un peu de l’attention qu’il mérite. Je ne suis pas un écrivain professionnel, je ne me propose pas de remplir telle ou telle quantité de feuillets, et je ne veux ni ne peux écrire sans la présence de l’esprit, sans inspiration." (3)
L’esprit dont il est question est pour l’auteur, on l’aura bien compris, le sien propre. Levrero, donc, est un mystique, mais ce mysticisme ne correspond à aucun dogme, c’est plutôt celui de quelqu’un qui peu à peu s’est ouvert à certains aspects de la réalité qui au-delà du quotidien visible font sens. La réalité offre parfois des brèches qui permettent d’aller voir plus loin : ainsi de l’observation quotidienne et des descriptions minutieuses du corps d’un pigeon mort aperçu à la fenêtre ; de l’étrange comportement d’une veuve pigeon à son chevet ; ainsi de l’observation des fourmis ou d’une communication « télépathique » avec son libraire. Ainsi du décodage rigoureux des rêves et des actes de chaque jour.
C’est dans le quotidien le plus banal que s’inscrit le lumineux, que le monde peut s’ouvrir. Il y a un lien évident entre microcosme et macrocosme. Le plus anodin est révélateur. Dieu parlait à Philip K. Dick à travers un paquet de corn-flakes, Levrero se comprend lui-même par l’intermédiaire du cadavre d’un pigeon, par tous les petits et à priori pauvres objets de chaque jour, qui sont une porte ouverte vers notre inconscient. L’inconscient d’ailleurs « sait et peut faire de nombreuses choses que notre pauvre ‘je’ conscient n’imagine même pas possibles ». Voilà une forme de magie qui intéresse Levrero, mais seulement « si nous comprenons la magie comme une technique parfaitement explicable ». Voilà donc une autre définition, sans doute plus modeste, mais aussi probablement plus sincère, du réalisme magique. « Il y a quelque chose dans la réalité qui, quand cela semble irréel, fascine », ajoute t’il, observant le ciel de l’aube.
Le mysticisme chez Levrero est une quête de l’esprit à l’intérieur de soi. « Le monde de l’intérieur est la route inévitable pour arriver vraiment au monde extérieur » dit justement Julio Cortázar quelque part dans Le tour du jour en quatre-vingts mondes. « Ressentir comment ‘l’esprit de l’esprit’ (el espíritu de la mente) se lie à ‘l’esprit du corps’ et qu’alors ils ne peuvent plus se séparer” répond Levrero, citant le Tao Te-King.
Cherchez, retrouver l’unité, pour être fidèle à soi-même et à la réalité du monde. Le monde comme totalité, interne et externe. Essayer donc de voir le réel au-delà du banal tout en restant dans ses limites, refuser que les coïncidences ne soient que des coïncidences, chercher une dimension supplémentaire, autant de thèmes que l’on retrouve aussi chez Cortázar. Mais, contrairement à l’auteur de Bestiaires, ici rien n’est de l’ordre du fantastique. Le mysticisme de Levrero, l’intérêt qu’il porte au paranormal ou aux relations télépathiques, est un intérêt pour les signes, qu’il traque, partout, tout le temps. En cela, il rejoint Cortázar et certaines de ses intuitions autour des relations entre les êtres et leur environnement. À la différence toutefois, que c’est d’abord et avant tout (voire uniquement) en lui-même qu’il les cherche, puisque la mission qu’il se propose en premier lieu c’est de retrouver « cette agréable petite chaleur du self ». Cette mystique d’une vérité totale doit se jouer dans une communication « d’âme à âme » entre l’auteur et le lecteur. Où l’on comprend l’impérieux besoin de vérité qu’implique la pratique littéraire pour Levrero. On ne saurait mentir au lecteur sans trahir le pacte, le rapport de confiance construit entre l’un et l’autre.
Ce Diario de la beca est aussi le journal d’un homme qui prend conscience – ou accepte au fur et à mesure – son entrée dans la vieillesse. Le livre d’ailleurs a été achevé 2 ans avant sa mort, en août 2004, et publié de manière posthume en 2008. Je ne veux pas dire par là que ce livre soit morbide, loin s’en faut. Levrero, qui a été feuilletoniste, scénariste de bandes dessinées, rédacteur en chef de revues diverses, a un art consommé de désamorcer l’angoisse, de maquiller – ou plus justement d’enrober, d’enjoliver - les failles par une sorte de légèreté, et souvent d’humour (beaucoup, beaucoup d’humour !), avec en permanence une approche des choses par la bande qui évacue instantanément toute grandiloquence ou apitoiement sur soi. Mais c’est quand même une acceptation de l’irréversible, un livre sur les ravages du temps, un adieu au passé, ou une tentative de le comprendre, d’en faire une synthèse : « tout ce passé est aussi un cryptogramme que je dois déchiffrer ». Plus d’une fois, il se décrit comme un vieux délabré, se comparant ici aux personnages de Beckett, ou ailleurs au Juan Carlos Onetti des dernières années, ne quittant jamais son lit. Et face à d’éventuelle accusation de narcissisme, Levrero répond : « je ne dois pas oublier que là où il n’y a pas de narcissisme, il n’y a pas d’art possible, ni d’artistes ».
Ce prologue ou journal est tout simplement l’introduction indispensable que fournit l’auteur au lecteur pour qu’il puisse approcher la Novela luminosa en elle-même. Il n’est finalement pas plus narcissique que fonctionnel. Levrero doit se présenter, se décrire, se définir. Ces 450 pages qui nous plongent dans le quotidien d’un type terriblement insupportable, mais aussi terriblement attachant, sont le sas, la porte d’entrée vers ces expériences lumineuses qu’il espère pouvoir nous narrer. À travers ces confessions d’un type obsédé par son ordinateur, ses maladies, ses femmes (et il y aurait un article entier à écrire sur le rôle des femmes dans ce livre), à travers ses commentaires de lecture (Burroughs, Maugham, Rosa Chacel, Bukowski, Beckett, Bernhard, mais aussi et surtout les romans policiers) ou ses commentaires hilarants sur l’opéra, les sopranos et les symphonies de Beethoven, l’auteur s’ouvre, se donne. Avec dureté, mais aussi avec – nous l’avons dit – énormément d’humour.
Et finalement, cette fameuse novela, quand enfin nous y arrivons, quand finalement nous quittons à contrecœur la vie quotidienne de Mario Levrero, que nous dit-elle ? Il serait difficile – impossible - d’en résumer, ou seulement d’en esquisser, l’argument. D’ailleurs, n’en doutons pas, le voyage vers cette novela est largement aussi intéressant que la novela en elle-même. Mais dans ces dernières pages du bouquin, l’auteur, que nous connaissons maintenant parfaitement, peut approfondir le matériel autobiographique et se risquer sans fard sur des terrains émotionnels et personnels d’une grande lucidité, et ce avec une plus visible liberté dans la construction du texte. Il ose y aborder certaines de ses expériences mystiques, sa quête de l’Esprit (en rapport avec un rocher, un feu rouge et avec des femmes, encore des femmes, surtout des femmes) sans qu’on le prenne pour un fou, ou s’il en est un, de fou, c’est un fou assumé, socialement actif. Il y a ici quelques très belles pages sur la place du marginal dans la société. Parmi tant d’autres choses, cette Novela luminosa est un plaidoyer pour le fou, entendu comme celui qui décide d’assumer son originalité, sa liberté ou sa tentative de liberté, tout en restant dans la cité, dans la vie sociale, le fou au service des autres.
C’est sans doute sur ce thème qu’il approche de plain-pied, ou de la façon la plus sensible, sa mystique, une mystique du quotidien, une forme de religiosité animiste où les objets autant que les corps aspirent à une complétude sans doute inatteignable, mais qui pour l’auteur est un moyen de donner plus de poids ou plus de poésie au réel. De rendre le réel « réel » : palpable, vivable. Levrero est tout simplement un utopiste, qui nous semblerait presque naïf d’ailleurs par moments, s’il n’était évident qu’il est parfaitement conscient de cette possible naïveté, et qu’il semble bien l’appeler de ses vœux. Car voilà : Levrero finit par l’avouer, oui il est catholique, oui, c’est bien possible qu’il soit catholique, mais il est aussi franchement dubitatif, le dogme est parfois un peu dur à avaler ! Ah, ce qu’il aimerait être comme ce prêtre qu’il rencontre, le bien nommé Candido, pour qui tout cela est parole d’évangile…
Au fond, cette dernière section du livre est un peu comme une coda, une coda qui fût écrite avant le corpus principal (pour l’essentiel en 1984, mais de nombreuses fois révisées, alors que le journal s’étend d’août 2000 à août 2001), c’est-à-dire qui fut écrite non pas comme une coda mais comme un texte autonome. Mais l’auteur savait avec raison que ce texte nécessitait une présentation, une introduction. Et cette introduction est l’œuvre tout autant que l’œuvre proprement dite. Voilà un constat d’échec flagrant, mais quel beau, quel passionnant échec !
Entendons-nous bien : il n’est pas nécessaire d’avoir la foi pour trouver ce livre digne d’intérêt. En ce qui me concerne, bien que ne pouvant pas voir un curé en peinture, je trouve que l’aventure mystique en forme de quête d’absolu (pléonasme) qui se développe dans ce livre peut toucher n’importe qui par sa force, sa lucidité et sa générosité (autant de termes galvaudés, oui, oui, mais qu'importe…). Peut-être sera-t-il bienvenu néanmoins de laisser quelques préjugés au vestiaire, mais pas d’inquiétude, au fil du bouquin Levrero se chargera lui-même de nous dévêtir. Il ne nous convertira pas (enfin peut-être certain, qui sait…), d’abord parce qu’à chaque fois que son écriture dérive vers ce qu’il nomme « pamphlet » en bon individualiste, il ne le supporte pas, et d’autre part tout bêtement parce que ce n’est pas son propos. Son propos est uniquement d’approcher une certaine vérité qui lui serait propre, et non pas – surtout pas – d’assener le moindre message à qui que ce soit. L’écriture est une tentative de communication entre un auteur et un lecteur, et cette communication n’implique pas un quelconque pouvoir ou supériorité de l’auteur sur le lecteur. Levrero propose, nous disposons. À chacun de prendre conscience de sa propre réalité ou de sa propre vérité, ce qui sans doute reviens au même.
Pour l’heure quasi parfait inconnu en France, Mario Levrero semble peu à peu gagner une large reconnaissance dans le monde hispanophone, alors que, durant sa vie, il n’était connu que de quelques happy-few en Uruguay et en Argentine. Cette Novela Luminosa, ainsi que quelques autres de ces textes importants a été publiée en Espagne, et même rééditée en collection de poche. Cette reconnaissance tardive semble être le sort réservé à ces écrivains uruguayens que la critique a qualifiés de « raros ». Cette dénomination – forcément réductrice - désigne un ensemble d’écrivains qui dans leur coin, à l’abri des modes, tranquillement estompés par l’ombre imposante de Buenos Aires, ont construit peu à peu un univers et un style, s’obstinant à ne rentrer dans aucun des courants majeurs de leur temps. Le cas le plus connu en France est celui de Felizberto Hernandez dont les Œuvres complètes furent publiées en 1997 au Seuil. Il serait aujourd’hui immensément souhaitable que l’œuvre de Levrero puisse à son tour se frayer un chemin dans l’hexagone. Nous verrons.
Notes :
1 : Cité par Ignacio Echevarria dans son article « Los pájaros de Levrero ».
2 : Traduction française de Jean-Claude Masson, coll. La nouvelle croix du sud, Gallimard 1993.
3 : Entrevista imaginaria con Mario Levrero, por Mario Levrero
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