Entretien avec Sergio Chejfec

Quelques questions posées à l'auteur de Mes Deux mondes




Ceux qui suivent ce jeune blog se seront je crois rendu compte de l'intérêt certain que je porte au travail littéraire de l'écrivain argentin Sergio Chejfec (Buenos Aires, 1956), dont l'œuvre jusqu'ici largement ignorée en France (sauf par la MEET, qui avait publié en 1996 le récit Cinq), connait actuellement une double actualité, avec d'une part la publication par l'excellente maison d'édition Passage du Nord-Ouest de la très belle traduction par Claude Murcia de Mes deux mondes, dernier roman en date de notre auteur, et d'autre part la publication de l'intrigant récit Les malades dans l'anthologie Nouvelles d'Argentine, publiée il y a quelques mois par Magellan & Cie (où Chejfec est par ailleurs bien entouré, puisqu'on y croise également Ricardo Piglia et Sergio Bizzio entres autres). L'auteur, qui commence également à faire son nid en Espagne, où l'éditeur indépendant Candaya à publié deux de ses romans, rencontrera n'en doutons pas en France également l'accueil que son œuvre subtile et pertinente mérite.
Dans cet entretien réalisé par mail et traduit par mes petites mains, il est question de quelques unes des caractéristiques du corpus chejfequien ainsi que de quelques auteurs dont les œuvres entrent ou n'entrent pas en résonance avec la sienne. Ayant déjà largement évoqué Mes deux mondes, ainsi que deux autres livres de Chejfec encore non traduits (El llamado de la especie, et El aire), je n'étendrais donc pas plus cette présentation, histoire de ne pas me répéter et de ne pas ennuyer mes lecteurs, et me permettrait donc cavalièrement de vous renvoyez directement à mes posts précédents. Passons donc sans plus tarder à l'entretien :



1/Je voudrais commencer en abordant la question du « je » et de sa présence dans votre littérature. Ce « je », on pourrait l’appeler « réflexif », et dire qu’en ce sens, il n’est pas celui de l’auto - fiction, sinon une sorte de « je » flottant, indéfini, voire timide. Comment et pourquoi avez-vous construit ce « je » très personnel, cette voix qui est celle de vos livres ?

Naturellement, le mot « je » est très chargé en hypothèses de diverses catégories, et ce tant depuis la critique comme depuis la fiction proprement dite. Pour cette raison, je préfère parler de narrateur. En général, dans mes récits, le narrateur est le personnage principal, même quand il s’agit, parfois, de narrations à la troisième personne. Ce sujet - narrateur qui est derrière chaque description, épisode ou réflexion, exerce des mouvements d’approche ou d’éloignement par rapport à ce qu’il dit et à ce qu’il considère comme son objet. Et par-dessus tout, il s’interroge de manière plus ou moins directe sur ce que signifie ce qu’il observe et relate. Ces mouvements ont pour résultat différentes formes ou masques du narrateur, qui généralement tendent vers ce mode que vous décrivez, flottant, indéfini ou hésitant.
Peut-être est-ce ainsi parce que les narrateurs qui racontent ne me plaisent pas, contrairement à ceux qui interprètent. Demander au narrateur qu’il se contente de raconter, c’est le condamner à l’innocence, ou pire, à l’ingénuité.


2/Dans Mes deux mondes, le narrateur semble par moments se déprécier volontairement, comme si c’était là une façon d’être. Cette autodépréciation serait-elle alors l’ouverture permettant à l’environnement de se faire plus tangible, et devenir ainsi « romanesque » ? Le lecteur à parfois l’impression que le narrateur se doit d’être sans qualités pour pouvoir ainsi développer son observation du réel comme si le « je » devait s’effacer pour laisser passer sa pensée. Qu’en dites vous ?

Je crois que cela a indirectement à voir avec le type d’assurance que nous cherchons dans les récits. La littérature doit-elle avoir un discours affirmatif ? Les récits doivent-ils déclarer quelque chose en particulier ? Nous plaisent-ils, ou nécessitons nous que les romans nous signalent que la vérité est une et une seule, qu’elle est ici, visible, et que le roman lui-même nous la signale ? Ou préférons nous les romans qui proposent une relation plus insidieuse avec la réalité et la vérité ? Dans mes romans, le narrateur parfois n’est pas sûr de ce qu’il décrit et de ce qu’il pourrait vouloir dire. Non parce qu’il aurait une difficulté intellectuelle, du moins je ne le crois pas, sinon parce qu’au milieu d’un paysage culturel et historique complexe, il ne voit pas de motifs pour essayer de le simplifier en offrant une lecture « véritable ». Mais l’assurance est aussi un ton, une imposition du langage parlé ou de l’écriture. Ce qui revient à dire que par opposition, la perplexité, le doute, la confusion obéissent aussi d’une certaine façon à une construction rhétorique. Ainsi, de et par cette relation de méfiance envers la « vérité » et la « réalité », mes récits ne peuvent se prendre eux-mêmes très au sérieux. Ils se doivent d’installer et de proposer le doute sur eux-mêmes et sur ce qu’ils disent.
D’une certaine façon, je crois que c’est en cela que consiste la littérature. Non en un discours sûr de ce qu’il cherche à dire et convaincu de ses intentions, mais tout le contraire. De tous les textes discursifs que nous pouvons rencontrer, depuis les plus quotidiens comme la presse jusqu’aux plus sporadiques comme les modes d’emploi de machines et autres artefacts, en passant par les manuels universitaires et les dictionnaires, les déclarations politiques et les sentences juridiques, la littérature est la seule forme de discours dont l’intentionnalité est diffuse. De fait, personne n’attend la sortie d’un nouveau livre inconnu et personne n’est tout à fait sûr de l’utilité de ce qu’il lit.


3/ Dans Cicatrices de Juan José Saer, on peut lire cette fameuse affirmation du personnage Tomatis : « Il y a trois choses qui ont une réalité dans la littérature : la conscience, le langage et la forme. La littérature donne forme, à travers le langage, à des moments particuliers de la conscience. Et c’est tout. La seule forme possible est la narration parce que la substance de la conscience est le temps. » Il s’agissait à l’évidence pour Saer d’une sorte de définition programmatique pour sa propre œuvre, néanmoins et au-delà, je me demandais s’il n’y avait pas là une direction face à laquelle votre littérature pourrait se situer …

Je crois que Saer est un des rares écrivains qui a su synthétiser esthétiquement ce legs moderniste qui consiste à amplifier en mode littéraire, et plus particulièrement narratif, la scène de la conscience subjective comme noyau irradiateur de sens. Je crois que Flaubert, Proust, Joyce, Kafka, le Nouveau Roman, créent des modèles de représentation de cette conscience. Certains sont plus programmatiques ou fermés que d’autres. Saer les récupère et se nie à les considérer comme modèles « naturels » de représentation. C’est là où réside le grand secret et la timide génialité de Saer : il n’oublie jamais que ces modèles, même en leur forteresse persuasive, en leur éloquence, tendent naturellement à la convention. Cela fait de Saer un écrivain véritablement atypique, pour ne pas dire unique. Un écrivain qui se doit à un legs, mais qui s’en méfie.


4/ Dans vos récits, la nature occupe toujours un espace important, parfois presque fantastique ou inquiétant, parfois plus « objectif », mais toujours, disons, menaçant. Les animaux semblent aussi renvoyer à cette même menace, qui serait celle de notre origine. Dans Mes deux mondes, on peut lire : « le regard de l’oiseau installe [l’observateur] dans une stupeur des plus angoissantes, dans la mesure où il voit reflété le fond de violence d’où il vient et sa fatale origine ; je veux dire qu’il y voit à la fois de la pauvreté et du délire ». Ainsi, dans beaucoup de vos livres, nous rencontrons cette lutte entre ville et nature, serait-ce une façon d’actualiser l’axiome « civilisation et barbarie » ?

Je ne crois pas que cela passe par l’axe « civilisation - barbarie », même si, parfois, la tension entre ville et nature me semble très présente. C’est quelque chose qui nous traverse culturellement et politiquement en tant qu’habitants de n’importe quelle ville d’aujourd’hui. J’aime à penser les animaux comme des êtres nous assistant, comme des aides semi-artificiels pour créer un monde fabriqué qui ressemble au monde naturel. Je crois qu’il est déjà presque impossible de parler de nature au sens d’une « nature sauvage », il serrait plus judicieux de parler plutôt d’ « air libre », car ce que nous pouvons rencontrer aujourd’hui comme nature est une forme diversifiée de l’air libre. C’est pourquoi les formes « naturelles » ou « artificielles » de construction de la nature me semblent passionnantes, et je crois qu’elles sont d’une certaine manière présentes dans mes romans. Tout cela est lié au degré de réalité. Ma littérature est liée au fait que le construit, le fabriqué, l’artificiel, et particulièrement le délibéré, etc., tendent toujours à êtres plus réels que le spontané, le naturel, l’inespéré, etc.







5/ Dans Mes deux mondes, le narrateur semble être fatigué de ses continuelles promenades, comme s’il s’agissait d’une activité que la modernité aurait rendue stérile. Ce narrateur affirme ainsi : « en réalité, aucune marche ne m’a apporté d’authentiques révélations » et aussi : « je n’ai jamais rien rencontré, seulement une vague idée du nouveau ou du différent ». Le flâneur, aujourd’hui, ne peut donc rien espérer ?

Le flâneur trouva son apogée au XIXème et durant la première moitié du XXème siècle. Ce fut un haut moment de la sensibilité urbaine, qui identifiait le marcheur comme la subjectivité urbaine par excellence. Je crois que suite à une série de changement culturels, urbanistiques et économiques, le marcheur aujourd’hui n’est plus ce sujet urbain par excellence. Le flâneur traîne avec lui une espèce de sensibilité résiduelle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des personnes qui se sentent prédestinées à marcher et marcher au travers des villes, et de les apprécier à leur manière. Je suis un militant de ce type de déceptions. Je veux seulement dire que cette époque d’éclosion et d’apogée de la subjectivité marchante s’est conclue. Les sujets urbains sont maintenant les monuments, ou les corporations, ou les voitures, ou les marques de la ségrégation, selon la ville ou le pays. Puisque nous vivons encore dans des villes tributaires de ce moment de modernité maximum, la promenade finie parfois par être une activité de l’ordre du rite, de la coutume et de la déception.


6/ Vos premiers livres - El aire, El llamado de la especie, etc. – fonctionnaient de bien des façons comme des fables, alors que vos livres plus récents s'approcheraient plutôt de l'essai romancé. Néanmoins, dans les deux cas, la pensée en reste le noyau. Que signifie pour vous cette évolution ? Vos premiers livres semblaient posséder un ton plus expérimental, cryptique que ceux d’aujourd’hui …

C’est ainsi, les premiers livres avaient un propos délibérément plus métaphorique. Ces derniers temps, j’écris des textes plus « testimoniaux », pour les nommer d’une manière ou d’une autre. Malgré cela, je crois que l’intention métaphorique est toujours présente, à ceci près qu’aujourd’hui elle est à l’intérieur des textes, et non plus, comme auparavant, à la superficie. La fable, en tant qu’emblème d’un discours au signifiant précis, m’a toujours attiré pour son efficacité et sa simplicité. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il s’agit d’une forme qui donne pour acquise la confiance du lecteur face à ce qui est raconté, et qui s’appuie sur des hypothèses et des sens partagés. C’est étrange, car formulé ainsi, il pourrait sembler contradictoire que la fable me plaise. Mais la simplicité de ce qui ne se propose qu’une seule chose à la foi me semble émouvante et valorisable.


7/ Dans Baroni : un viaje, vous mentionnez l’écrivain uruguayen Mario Levrero, qui a développé dans son œuvre – particulièrement dans La novela luminosa, le livre cité dans Baroni – une approche du monde passant par une sorte de mystique animiste du quotidien. S’il n’y a pas de mysticisme dans vos livres, les narrateurs semblent malgré tout parfois y désirer quelque chose qui pourrait être un sens ajouté, une dimension supplémentaire impossible à trouver. Seriez-vous d’accord pour dire qu’en ce sens il y a des correspondances entre les deux œuvres ?

Je crois que s’il y a des correspondances entre certains des romans de Levrero et Baroni ou Mes deux mondes, elles passent par l’idée de montrer la construction du récit. Non pas la construction dans un sens structurel ou technique, sinon dans celui du développement de l’écriture, c’est-à-dire la superficie textuelle du roman en tant que produit des décisions du narrateur et d’évènements délibérés et qui se placent au même niveau que d’autres recours appartenant au champ de la « fiction » proprement dite.
Quant à l’inclination mystique, il se produit chez Levrero un mélange entre l’accident mystique et la péripétie de bande - dessinée. Le mysticisme de Levrero ne parvient pas à être transcendantal, jamais il ne s’envisage comme une expérience liée à un quelconque absolu, peut-être à cause du caractère ironique voire parodique de sa vision de la littérature, mais également à cause de la nature de ses protagonistes ou narrateurs, êtres névrotiques complètement inaptes à être des mystiques conséquents.
Pour ce qui est de mes romans, disons qu’il y a une sensibilité vers certains types d’expériences religieuses, voire, si le cas se présente, mystiques. C’est un regard un peu nostalgique, comme s’il s’agissait d’une disposition répandue, mais dont le narrateur ou personnage est dépourvu. Pour le dire d’une manière graphique, il m’arrive parfois d’être, sans être une personne religieuse, absolument sensible aux expériences religieuses des autres.


8/ La critique Beatriz Sarlo à dit : « Chejfec atteint une sorte de tranquille solitude au sein de l’espace nerveux des nouveautés littéraires. On a l’impression d’être face à un écrivain libéré des calculs, qui sait qu’il rencontrera ses lecteurs sans avoir à aller les chercher ». J’aimerais savoir si vous attendez quelque chose de vos lecteurs, et si de plus vous croyez en l’existence d’un lecteur disons « autonome », un lecteur libéré du marché de l’édition et de ses manipulations, un lecteur qui serait « authentique » …

Il y a un lecteur physique et un lecteur implicite. En général ils ne coïncident pas, bien qu’en certains cas si. Le lecteur physique (c’est-à-dire l’individu qui vit dans notre propre ville, ou dans une quelconque partie de la langue ou du monde, et dont les actions sont vérifiables, actions qui consistent par exemple à acheter un livre ou à l’emprunter dans une bibliothèque) n’est pas plus réel que le lecteur implicite (ce personnage caché dans tout récit et qui lit ce récit à mesure que l’auteur l’écrit et que le lecteur physique le lit). On pourrait dire que la littérature s’articule autour du lien entre ces deux lecteurs, et qu’une littérature se différencie d’une autre par la façon dont cohabitent ces deux lecteurs.
Je crois que chaque littérature, chaque auteur, crée son propre lecteur. Je ne me réfère pas seulement à ce lecteur intérieur, mais surtout à l’autre, au personnage social qui intéresse les statistiques. Peut-être est-ce parce que je vis hors de mon pays depuis longtemps - bien que tout ce que j’écrive je le publie en Argentine - que la figure du lecteur est pour moi un peu abstraite. À cela, il faut ajouter le fait que je ne crois pas que mes livres puissent un jour, ne serait-ce qu’un tout petit peu, connaître un succès massif. Dans tous les cas, je crois que pour moi le lecteur n’est pas un problème, je ne le perçois pas comme une partie de la réalité à laquelle je devrait être attentif, ou soigner, ou favoriser.


9/ Dernière question : j’aimerais savoir comment vous-même vous situez au sein de la littérature latino-américaine actuelle, et d’autre part ce que le succès surprenant et logique d’un Bolaño en Europe et aux Etats – Unis vous suggère …

Il m’est difficile de généraliser. Et n’importe quel regard qui se propose d’embrasser un panorama aussi ample doit le faire. De plus, je crois qu’aujourd’hui la littérature latino-américaine est plus diverse et plus polyfacétique qu’il y a quelques décennies. Et il me semble également que le « phénomène Bolaño”, plus qu’un signe de rénovation de la littérature latino-américaine, rend plutôt compte de l’extinction d’un modèle. C’est le dernier souffle de ce qu’offrit la littérature latino-américaine dans les années 50 et 60. On peut vérifier cela au sein de la textualité même de Bolaño : cette filiation continentale qu’il revendique, tout comme sa tendance à évaluer les autres écrivains latino-américains en termes de salvation ou de déroute. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, seulement que de sa littérature irradient des signaux d’une étape en processus d’épuisement.

Dans l'oeil du cliché

Petite digression à propos d'un livre qui sort ces jours-ci à l'écran...



Alors que sort sur les écrans français le film de Diego Lerman L'oeil invisible, j'en profite pour revenir brièvement sur le roman d'où le film est tiré, roman que j'ai lu il y a quelques mois, et ce - admettons le immédiatement pour ne pas perdre de temps - sans passion particulière. Ledit roman s'intitule Sciences morales, son auteur en est l'argentin Martin Kohan. Le livre est parut en Espagne en 2008 chez Anagrama (le fameux "Christian Bourgois espagnol", où il fut même auréolé d'un pourtant souvent sagace prix maison, le Premio Heralde) avant de toucher les rives de l'édition française au Seuil en 2010.
J'ose donc affirmer sans faillir que j'ai lu ce livre sans passion, et ce sera indéniablement bien la première fois que sur ce jeune blog je me décide à parler d'un livre qui n'aura pas provoqué en moi un "accord" total, ou si ce n'est total, suffisant pour avoir envie d'en parler. Mais c'est tout simplement qu'il me semble que la sortie française du film de Lerman tombe à point nommée pour ressortir du placard quelques bouts d'une note laissée de coté, et de laquelle j'extirperai plus avant quelques passages s'intéressant au roman de Kohan. Car cette lecture décevante avait été l'occasion de quelques réflexions que l'actualité cinématographique me permet de vous proposer aujourd'hui à - comme on dit et derechef donc - point nommé.
On s'en doutera aussi, être déçut par un livre, être ennuyé même par un livre, c'est bien entendu le genre de mini-contrariété inévitable pour tout lecteur, même à celui qui pense que ses habitudes ou sa pratique de lecteur ne devrait pas - ou alors rarement - le pousser à lire des livres dont il n'est pas largement sûr qu'ils lui plairont. D'une certaine façon perverse, pourtant, et ce qui suffira à démontrer mon masochisme, j'étais plus ou moins conscient du risque que j'encourrais en ouvrant ce Sciences Morales, fort de mon expérience avec un autre roman de Kohan, 17 secondes hors du ring (également parut en français au Seuil), livre qui m'avait semblé sans aucun intérêt, vite lu, vite oublié, accumulation de situations et de références plus ou moins clichées, tissant une gentille littérature d'exportation, où un lecteur lambda en quête d'un exotisme fade y trouverait son compte, à base de mélancolie, de tangos entendut au loin, de boxeurs fatigués en déshérences, de dictature, et autres ingrédients d'une argentine littéraire de carte postale.

Sciences morales
n'est pas aussi mauvais ou raté que 17 secondes hors du ring, mais sa facture extrêmement classique, presque lisse n’incite guère à l’épanchement. Kohan y aborde ce qui semble être le chant du cygne ou la queue d’une histoire qui n’avait que trop duré : la guerre des Malouines, ou l’effondrement définitif d’un régime à bout de souffle dans une guerre absurde (qui aura néanmoins son lot de morts à rajouter à l’actif d’un Proceso de Reorganización Nacional déjà fortement pourvoyeur). Kohan étudie donc les derniers souffle du régime militaire, à travers une guerre qui en serait le symbole insensé. Cette guerre avait dès 1983 fait l'objet d'un roman très réussit de Fogwill, Los pichiciegos, dont j'ai récemment parlé ici, et force est d'admettre que le livre de Kohan n'a pas la même force.

La facture classique du bouquin de Kohan n’empêche pas cela dit une certaine subtilité : d’abord par l’esquive, puisque si la tension politique et sociale générée par un état de guerre est bien présente, il ne nous raconte pourtant aucun épisode belliqueux. C’est un huit clos qu’il propose, ayant ainsi recours à une stratégie narrative somme toute classique : projeter dans un monde clos, un monde fonctionnant sur ses propres règles, hermétique et autosuffisant, une réalité externe qui bien que tut, est expressément présente dans les esprits et semble même contrôler actes et pensées, y compris – et surtout - à l’intérieur dudit monde clos. Soit un monde rigide, contrôlé et hiérarchisé, le Collegio Nacional de Buenos Aires, lycée de l’élite, lycée des próceres fondateur de la nation, un univers de règles et d’horaires, au fonctionnement quasi-militaire. Dans un pays tourmenté, au nationalisme exacerbé et proche de la rupture, ce microcosme résume donc parfaitement les enjeux politiques d’une guerre entretenue à bout de bras par un régime répressif qui semble avoir de plus en plus de mal à justifier son existence.
Kohan donc ne parle ni de l’utopie (la guérilla montonera) ni de son revers (la dictature militaire) mais d’un effondrement, celui de la justification d’un régime. Ainsi, Biasutto – chef des surveillants du Collegio Nacional – est un type respecté notamment car il aurait su fournir en temps et en heures certaines listes dont nous ne savons pas grand-chose, mais dont la fonction ne fait guère de doutes. Peu à peu Kohan altère l’image de ce Biasutto, qui du fonctionnaire respectable passe au statut de médiocre persécuteur sexuel de Maria Teresa, jeune surveillante naïve. Il recrée ainsi à l’intérieur de son huit clos un deuxième huit clos, encore plus oppressant : les toilettes des garçons, où vont se perpétuer ses exactions sexuelles vaguement sadiennes, et au fond plus proche du touche-pipi que du viol caractérisé. Mais je suis en train de raconter l’histoire, et cela, bien sûr, ne se fait pas.

En fait, ce qui me gêne un peu (beaucoups) chez Kohan, c’est qu’en lisant ses romans on a toujours un peu l’impression de lire un film à venir. Ce qui d’ailleurs au-delà de l’impression est donc une réalité, puisque Sciences morales vient de faire l’objet d’un film. Savoir si le film est bon ou pas n’est pas la question (à l'heure où j'écris, je ne l'ai pas vus), mais on peut quand même s’interroger sur la valeur d’autonomie d’une forme sur une autre, ou en d’autres termes se demander si un roman réussis ne devrait pas être un objet artistique ou perceptif intransmissible sous une autre forme. Or, quand on lit Kohan, on est frappé par la facilité avec laquelle tout cela pourrait facilement se retranscrire sur un plateau de cinéma, une scène de théâtre, etc … Kohan crée essentiellement de l’image, ce qui en soit n’est pas bien grave, mais est tout de même un peu triste quand son domaine devrais être avant tout celui de la langue. On va me dire que j’essaie là de placer ma propre théorie ou idée préconçue de ce qu’est un roman, de ce qu’est ou devrait être la littérature. Peut-être bien. D’autant plus qu’en soit un cinéaste frustré peut donner naissance à un grand écrivain (Manuel Puig pour n’en citer qu’un, mais de taille). Bien. Tout cela est très juste, mais il n’en reste pas moins l’impression que Sciences morales entre les mains d’un bon réalisateur a tous les atouts pour faire un bon (et peut être très bon) film, mais qu’en tant que roman, c’est pas mal, mais … Et ce mais à quand même son importance.







L’histoire politique d’un pays comme l’Argentine est suffisamment complexe et terrible pour demander un peu plus à un roman qui veut l’aborder. Rappelons nous ce que font Daniel Sada, Juan Villoro ou Sergio Pitol avec le Mexique, son histoire, sa violence, sa corruption. Forme et fond ne font qu’un, faut-il encore le redire ... Un sujet lourd, complexe (et tout sujet politique l’est, fatalement) demande une forme lourde, complexe (et je n’emploie pas le mot « lourd » dans son sens péjoratif, mais littéral : quelque chose qui a du poids). Et qui dit complexité ne dit pas nécessairement inaccessibilité – exemple récent parmi d'autre, le très réussit "Un yuppie en la columna del Che Guevarra"de Carlos Gamerro qui, pour rester sur les argentins, y traite avec un sacré brio et une belle et subtile inventivité, la question du basculement vers la dictature et surtout de la complexité et de l'ambiguïté d'une periode particulièrement trouble (le milieu des 70's), et ce sans jamais ni renvoyer dos-à-dos la lutte armée marxiste et les militaires, ni excuser l'un ou l'autre, mais tenir un fil d'équilibriste qui sert au mieux la complexité de l'époque.

Kohan, lui aussi, s'il avait été plus inspiré ou plus ambitieux, aurait put chercher une stratégie proche de celle de Gamerro, mais le problème à mon sens est qu’il butte sur le système qu’il met en place : son histoire se nourrie trop du cliché – ce qui en soit n’est pas un problème, mais le deviens vite si l’on arrive pas à jouer avec ces mêmes clichés – et ne s’en dépêtre pas suffisamment pour en faire découler autre chose. Là encore, c’est la vile tentation du cinématographe : le cliché peut-être utile pour générer instantanément chez le lecteur des images (et il est effrayant de penser à quel point un certain cinéma « standard » est une usine qui naît et meurt dans le cliché), mais il se révèle très vite appauvrissant si la machine fictionnelle, formelle et langagière propre à la littérature ne s’en empare pas avec tout ses moyens. Sur ces questions, on ne peut que se rappeler une nouvelle fois avec quelle maestria un Manuel Puig avait compris tout cela, lui permettant de développer une des œuvres les plus originales de la littérature argentine, et réussissant au passage cet alliage si rare : une littérature avant-gardiste et populaire. Kohan ne sait pas (ou ne veut pas) tordre le cou au cliché, lui faire rendre gorge, ses audaces sont très (trop) mesurées. D’une certaine façon, c’est le prototype de l’écrivain pour l’export : Sciences morales est dans une large mesure le roman argentin sur la dictature qu’espère lire le lecteur moyen français ou espagnol qui l’aura feuilleté sur le présentoir des nouveautés à la Fnac ou au Corte Ingles. Ni trop complexe, ni trop littéral, ni avant-gardiste, ni populaire, mais occupant gentiment une sorte de ligne médiane entre les deux, une littérature pour les bobos en quelque sorte. Son roman est donc fade, d'une fadeur à la Osvaldo Soriano, une fadeur gentille, bien écrite et qui se lit bien [1]. Sciences morales proposera donc au lecteur un moment "agréable" (si j'ose dire étant donné le sujet) et c'est tout. Quand au film, il ne reste plus qu'à aller le voir pour éventuellement se rendre compte si - puisqu'il est bien rare qu'un bon livre fasse un bon film - à l'inverse un mauvais livre saurait faire un bon film.



[1] À propos de Soriano, relisez donc Dérives de la pesada (in Roberto Bolaño Le secret du mal & Entre Parentèses), ce sera toujours mieux que de lire par exemple Quartier d’hiver, bel exemple de littérature pour l’export.

Sergio Pitol ou l’obstruction des vases communicants

À propos de Parade d’amour de Sergio Pitol [Traduction de Claude Fell, Le Seuil 1989]




En lisant le roman Parade d’amour de Sergio Pitol [El desfile del amor, en v.o.], j’ai plus d’une fois repensé au roman El testigo [« Le témoin » – non traduit] de Juan Villoro, autre écrivain mexicain remarquable, de 23 ans le cadet de Pitol. J’en suis même venu à me demander si El testigo (2004) ne serait pas à sa façon une réécriture contemporaine, une réactualisation du Parade d’amour (1984) de Pitol. Il ne s’agit là, peut-être, que d’une vue de l’esprit, une de ses déviations sans conséquences typiques d’un lecteur compulsif. Mais néanmoins, il y a – il faut le reconnaître - plus d’un point commun entre les deux livres. La forme déjà : celle (apparente) du récit policier, d’une enquête menée non par un détective mais par un universitaire de retour après une absence plus ou moins longue (24 ans pour le Julio Valdivieso de El testigo, et 7 ans pour le Miguel Del Solar de Parade d’amour). Et puis le fond, surtout, les deux romans se proposant d’aborder la complexité politique, historique et religieuse du Mexique (la révolution, le mouvement cristero) en la plongeant dans la contemporanéité de celui qui enquête (1972 chez Pitol, le début 2000 chez Villoro), et en la plongeant surtout dans un bain aux fluctuations permanentes : incertitudes, divagations, témoignages cryptiques, omissions volontaires ou maladives, secrets de famille, secrets d’états, secrets dont on ne sait s’il sont réels ou fantasmé, etc. Bref, et pour résumer, les deux livres tournent autour d’un mystère, d’un centre obscur, qui ne nous sera pas – ou alors partiellement - révélé.

Le but de cette note n’est pas de filer la comparaison jusqu’au bout, mais de s’intéresser au livre de Pitol, ce réjouissant Parade d’amour, titré d’après le premier film parlant de Lubitsch (The love parade, 1929) ; film qui ressemble fort à une comédie musicale aux tendances vaudevillesques. Cette référence, évidemment, est un indice : si le roman de Pitol à tout du roman policier à priori, il ressemble parfois aussi à s’y méprendre à un vaudeville délirant qui tire à hue et à dia. Car Sergio Pitol est un farceur, du genre à aimer jouer à cache-cache. Le ludique chez lui est à double tranchant, et la farce tacle avec force, tranche à vif dans la médiocrité. Plutôt que d’un roman policier, peut-être faudrait-il alors parler d’une comédie policière.

Tentons – tâche ingrate – d’en résumer l’argument : l’historien Miguel Del Solar a vécu, quand il était un gamin de dix ans, hébergé par sa tante Eduviges dans un étrange bâtiment, le Minerva, qui autour d’un grand patio central réunissait une faune d’habitants variée, bigarrée, parfaite illustration du Mexique de 1942. Le pays vient alors de déclarer la guerre à l’axe. La ville de Mexico est un eldorado de migrants de tous les pays d’Europe et d’ailleurs, artistes, intellectuels, juifs fuyant les pogroms, trotskistes, conspirateurs nazis n’hésitant pas à flirter avec l’extrême droite mexicaine, celle qui n’a toujours pas digérée la révolution, et croit encore à l’idéal du mouvement cristero, sorte de chouans mexicains ultra-catholiques dont il est également question dans le roman de Villoro. Le Minerva, ce bâtiment-Babel, est l’illustration, la personnification en forme de microcosme social de ce Mexique bouillonnant, il est le centre fuyant d’une intrigue insaisissable. Un des oncles de Miguel del Solar, Arnulfo Briones, est fraîchement rentré d’Allemagne – pays où il fait des affaires sans doute obscures – remarié à une allemande mère d’un précédent mariage. Au Minerva vit également une galeriste très connue, Delfina Urribe, qui expose et vend les plus grands peintres mexicains du moment. Lors d’une fête organisée par la galeriste en 1942, est tué par balle un jeune allemand (ou autrichien ?), le fils de la femme allemande « ramenée » par l’oncle Briones. Miguel Del Solar, décide, trente ans plus tard, avec l’idée d’écrire un livre sur l’année 1942, d’enquêter sur ce meurtre, et de tenter d’en comprendre la teneur, car il semble que la vérité n’a jamais été – ou seulement partiellement – faite. Le fait qu’il vivait enfant dans ce bâtiment/théâtre du drame au moment des faits n’est à l’évidence pas pour rien dans l’intérêt que revêt pour lui ce fait-divers à priori anecdotique. Au fur et à mesure, bien entendu, les choses vont aller – c’est inévitable - en se complexifiant…

Partant de cette base de roman policier, Sergio Pitol (1933) propose selon ses propres mots (dans un des articles de son livre L’art de la fugue) « un roman qui ne soit pas un simple « divertimento », mais une reconstruction morale de l’époque… Réussir si possible que ce microcosme puisse jeter quelque lumière sur notre présent ». Avant d’ajouter : «Tenter une recherche de vérité, une réflexion sur le passé et sa persistance dans le temps. La conclusion tient du cliché : la vérité, le véritable vrai du vrai, nous pouvons difficilement y parvenir. Nous ne pouvons compter que sur certaines intuitions qui nous permettent de nous en approcher, l’effleurer éventuellement ».

« Parce qu’elle ressemble à un mensonge, la vérité n’est jamais connue », proposait un autre mexicain, l’excellent Daniel Sada, dans ce qui constitue le titre original de son roman L’odyssée barbare. Il semble que la problématique de la vérité et de son corollaire le mensonge soit au cœur de certaines problématiques de la littérature mexicaine. Chez Pitol, on dira que l’opposition vérité/mensonge n’est pas tant une opposition qu’une même entité fuyante, une entité qui se déplace en permanence selon les angles de vues, selon les recours de « l’intuition ». Une intuition qui devra autant être celle de l’enquêteur Del Solar que celle, éventuellement, du lecteur.

Comme Sada aussi, Pitol aime la satire. Ses personnages, s’ils ne sont peut-être pas (encore que…) les imbéciles que l’on croise dans les romans de Sada, n’en pèchent pas moins par excès de prétention ou de suffisance, par une morgue à toute épreuve qui confine chez certains à la folie plus ou moins douce quand chez d’autres elle cache une volonté manipulatrice pas toujours bien maîtrisée. Au milieu de tout ça, notre enquêteur, l’historien Miguel Del Solar, qui tente bon an mal an de tirer les fils d’un imbroglio de plus en plus confus. Sergio Pitol se revendique - et en fait ici grand usage - de l’influence d’un genre qu’il apprécie particulièrement, celui qu'il nomme la « comédie des erreurs », genre que l’on retrouve aussi bien chez Shakespeare que chez l’espagnol du siècle d’or Tirso de Molina. Pour Pitol, c’est l’excuse idéale permettant de construire une intrigue en forme de quiproquo permanent, où les révélations faites par tel ou tel témoin ou acteur du drame seront ensuite mises à mal par un autre, mais sans que nous quitte la désagréable impression qu’ils ne parlent pas tous de la même chose. Peu à peu, les couches de mystère semblent se déplacer, tourner dans un cercle concentrique, jouer un étrange jeu de chaises musicales, celui d’une parade des vanités et de l’illusion, un défilé où tout le monde est invité sauf précisément la vérité.



Le roman est construit comme une succession de témoignages, ceux que va recueillir auprès des acteurs du drame (membres de sa propre famille, artistes, archivistes malades, etc.) un Miguel del Solar qui semble lors de chaque entretien en lutte avec des personnages qui ont l'air de chérir avant tout la digression, le noyage de poisson, la calomnie, bref qui semblent vouloir surtout s’écouter parler ; et s’écouter parler de tout sauf de ce mystérieux meurtre. La comédie humaine pitolienne est celle d’un monde où la mauvaise foi et le biaisage comme stratégies communicationnelles règnent en maîtres. Difficile dans ces conditions de tirer quoi que ce soit au clair. Les fausses pistes qui s’accumulent vont du grotesque – voire du scatophile (obsession pitolienne que l’on retrouve également dans son formidable Mater la divine garce, où règne l’ombre perturbante d’un certain Santo Niño Cagón) – au plus plausible, mais tout, toujours, tout le temps, reste bancal, incomplet. L’un de ces personnages évoque justement une des comédies de Tirso de Molina, La huerta de Juan Fernandez, où « personne ne sait avec qui il parle. Les personnages se présentent sous des faux noms et des biographies fictives devant d’autres personnages aux mêmes caractéristiques, ce qui revient à dire qu’eux non plus ne sont pas ceux qu’ils affirment être. Commence un jeu exacerbé du travestissement. Face aux tiers, ils se font passer pour d’autres personnages qui ne correspondent ni à leurs personnalités ni à celle simulée par laquelle nous venons à peine de les connaître ».

Voilà qui, bien entendu, est un résumé idéal et quasi programmatique de ce à quoi doit faire face le pauvre Del Solar, empêché de faire avancer son entreprise par des témoins menteurs, spécialistes de l’omission, et qui plutôt que de lui dire ce qu’il savent sur ce meurtre obscur, préfèrent digresser sur des vieilles mésententes, des vieilles rancunes familiales, ou s’ériger eux-mêmes en héros ou martyrs de situations qui n’ont aucun rapport avec ce qui intéresse notre enquêteur.

« Le style de Pitol consiste à fuir ces personnes insupportables pleins de certitudes. Son style, c’est distordre ce qu’il regarde » affirme Enrique Vila-Matas, parlant ainsi d’un écrivain qu’il considère comme son « maître ». Fuir ces personnes ? C’est probablement ce que voudrait Miguel Del Solar, mais il ne peut pas. Il est prisonnier, esclave de leur péroraison. C’est là un des grands recours comique – ou tragique ? – de la narration pitolienne. Cette parade d’amour est effectivement avant toute chose la parade de la vanité, celle de l’amour de soi, une galerie du ridicule et de la certitude. De ce point de vue, Sergio Pitol s’en donne à cœur joie, et son roman autant qu’une enquête policière et politique est une satire drôlatique de la prétention et de la morgue. Quant à la distorsion, c’est celle inévitable qui se produit quand certains faits ne nous sont narrés en creux qu’à travers une succession de témoignages plus ou moins crédibles et dans lesquels nous plongeons, à l’instar de Miguel del Solar, tête la première. Au fond, difficile de savoir qui sait quoi, et surtout qui veut bien dire quoi.

Vers la fin de son enquête, proche d’une révélation qui ne révélera peut-être rien, Del Solar trouve la formule qui résume tout : « l’obstruction des vases communicants », voilà sans doute la stratégie commune qui semble sourdre de tous ces témoignages. Jamais rien ne semble vouloir s’imbriquer comme il le faudrait. À l’image certainement de l’histoire complexe et paradoxale du Mexique, qui dans ce Parade d’amour comme dans le El testigo de Juan Villoro s’invite à la fête. Dans les deux livres, l’ombre du mouvement cristero s’étend sur le récit, mais d’une façon biaisée. Dans le livre de Villoro, les cristeros deviennent les personnages d’une telenovela, semblant ainsi intégrer une forme de couleur locale digérable par la télévision. Dans le roman de Pitol, c’est à travers le personnage de l’Arnulfo Briones de 1942 que l’ombre de ces fous de dieu semble encore flotter, mais déjà comme un remugle du passé, agité vainement par un Briones qui dérange dans un Mexique entré en guerre, et qui dérange tout le monde, y compris les propres alliés dudit Briones, ceux d’une certaine extrême droite mexicaine. Là où Villoro peint le portrait d’un Mexique post-révolution, Pitol peint celui d’un pays où – si cette révolution y est toujours toute puissante – l’on cherche une certaine unité. Le moment où l’on cherche à dépasser certains clivages ; clivages que l’oncle Briones - personnage qui se situe sans doute au cœur même de l’énigme meurtrière servant de point de départ à ce livre enquête délirant - symbolise. Cherchez l’unité, certes. Mais encore faudrait-il que les vases puissent communiquer. Voilà qui, peut-être, n’est pas gagné.

Pour finir, revenons à Vila-Matas, qui en parlant d’un autre texte de Sergio Pitol – Nocturne de Boukhara - nous donne un bon résumé de ce que sera pour le lecteur l’expérience d’un livre de Sergio Pitol, et particulièrement de celui-ci, cette Parade d’amour infernale et picaresque : « Je lui ai raconté comment, après avoir terminé ma lecture de Nocturne de Boukhara, je suis resté un bon moment à me demander si j’étais bien arrivé à la fin, et comment cela m’a conduit à lire et à relire encore la nouvelle, jusqu’à ce que je me convainque que l’ensemble de fragments et de détails qui la composaient avaient paradoxalement converti en moi cette nouvelle en une histoire fermée, s’il n’y avait la présence d'un mystère dont je me suis aperçu que je ne le résoudrai jamais. »


Dompter l'indomptable

À propos de Dompter la bête d'Ersi Sotiropoulos [Quidam 2011]





Àris Pavlopoulos est conseiller particulier d’un ministre, habite une belle maison dans un quartier riche d’Athènes (ces mêmes riches que son fils trouve « lourds »), et pendant une courte période a été - pour trois brefs mois qui ressemblent à l’apogée de sa carrière – sous-secrétaire d’état. Bien que cette acmé fut des plus courtes, cela n’empêche pas son chauffeur de s’obstiner à l’appeler à tout bout de chant « monsieur le ministre », ce qui ne peut qu’agacer Àris, car après tout, ministre, ce qui s’appelle ministre, il ne l’a jamais été ....
Àris a une femme avec laquelle il ne couche plus depuis dix ans, et un fils qu’il surnomme « le cannibale ». Àris a aussi une amante, avec laquelle il couche beaucoup. Àris est un obsédé sexuel. « Àris cherchait son portable. Il tira le drap, fouilla les replis mous de la couverture, sa main effleura sa poitrine chaude et suante. Puis il attrapa quelque chose de dur dépourvu de clavier et comprit aussitôt qu’il tenait sa queue. Il sourit et se rendormit. Dans son rêve, il eut une formidable érection, une trique somptueuse, miraculeuse, qu’il ne voulait surtout pas laisser filer ». Àris est aussi un poète qui n’écrit plus, malgré un recueil publié il y a déjà bien longtemps. Et pourtant, s’agissant de poésie, « là, son ambition était démesurée, si absolue qu'elle frisait l'absence d'ambition. » Pourras t’on en dire autant de son ambition politique, qui semble peu à peu fondre comme neige au soleil ? Àris fut encore, et enfin, dans sa jeunesse, un gauchiste plus ou moins échevelé, exilé en Italie à l’époque du régime dictatorial des Colonels, mais tout ça semble bien loin, vu depuis son bureau de conseiller particulier d’un ministre qui se prétend son ami. Mais les amitiés en politique, hein …

Le roman de l’écrivaine grecque Ersi Sotiropoulos, le deuxième publié en français après Zigzags dans les orangers chez Maurice Nadeau en 2003, dissèque avec précision cet univers moyen, mesquin, celui d’une famille affichant tous les signes de réussite matérielle, mais affichant aussi - envers inévitable - tous les signes d’un échec retentissant, échec qui va aller crescendo, se préciser dans toute sa réalité crue, tragique. Mais quel échec ? Celui sans doute du sentiment dans une famille où l’amour, le respect mutuel, semble si tangent, si fragile, comme déjà définitivement absent, presque mort. Celui aussi du désir d’émancipation d’un fils piégé dans la toile de la désunion parentale. Celui surtout d’Àris Pavlopoulos, qui semble peu à peu s’effondrer sur lui-même, au fur et à mesure que chacune des couches de son estime de soi semblent prêtent à partir à vaut l’eau. Partant d’une trame aussi banale, on serait en droit de se dire encore un roman de plus sur le couple désuni où la haine a remplacé l’amour, encore une de ces analyses romanesques imbitables des rapports père-fils, qui seront forcément houleux et complexes, encore un machin sur l’adultère comme fuite en avant, sur le pouvoir, ce milieu corrompu, encore un portrait, pour résumer, de notre société qui va mal, etc, etc. Et, disons-le, oui, il y a de ça, mais pas seulement. Car, il y a plus, et surtout il y a mieux. Dans le ton, dans le traitement, dans « l’emboîtage » des différents éléments, Sotiropoulos, en bonne équilibriste, évite tous les clichés, tous les écueils, et au final, il sera difficile –malgré toutes nos justes appréhensions - de ne pas être conquis par ce roman.

L’auteur déjà, c’est son premier mérite, ne choisit pas entre le tragique et l’humoristique. Le livre est aussi dur qu’il est souvent grotesque, ce qui d’un certain point de vue revient sans doute au même. Àris Pavlopoulos est grotesque, sa femme, l’italienne Clara, l’est aussi, ce couple, tout simplement, est le comble du grotesque. Ils sont grotesques car ils semblent vivrent dans un marasme tellement médiocre que la tragédie que ce marasme nécessairement implique s’annulerait presque si la caricature ne venait pas à la rescousse. Clara va se cacher pour pleurer dans la salle de bain pendant que son mari la trompe avec une jeunette. Le fils cherche à fuir son milieu en s’accoquinant avec un voyou, et en fréquentant le bar miteux d’un quartier crasseux. Àris dont la carrière politique n’ira jamais plus loin que l’antichambre du pouvoir, se retrouve malgré lui frôlant la corruption, malgré tout ses principes et ses précautions. Ces situations banales sont sauvées dans ce Dompter la bête par une alchimie subtile et bien dosé entre justesse et traits forcés. La caricature, la mise à distance par la caricature, n’est jamais loin, mais n’est jamais vraiment proche non plus. Et cette imprécision est bienvenu. C’est elle qui aimante notre lecture, c’est elle qui tient – subtilement, en sous-main – le livre. On rit donc par moments, quand certaines situations semblent tirer vers un burlesque à peine insinué - « pas vu, pas prit » - mais on rit avec un certain pincement, car à force de les fréquenter, ces personnages finissent, malgré nous mais surtout malgré eux, par nous toucher. Nous voilà alors piégé, et quand nous refermons le livre, le drame consommé, la tragédie achevant sa quadrature, le fils face au père, le père glissant vers le large, vers le vide, ce n’est certainement plus un sourire qui s’affiche à nos lèvres, mais une torsion labiale moins confortable.

L’auteur tient plusieurs lignes en même temps, celle d’un couple de façade dont les péripéties virent au vaudeville, celle du milieu du pouvoir et son jeu de chaises musicales, de combines et d’argent, celle des prétentions poétiques d’Àris, qui se lance dans l’écriture – après des années sans pratiquer – d’un nouveau poème absolu, total, qui devra mettre tout le gratin bouche bé lors d’une soirée poétique consacré à son œuvre. Celle de la mère d’Àris, cette grand-mère alcoolique qui ne survie qu’en s’identifiant à Nikki Abbott, la blondasse peroxydé des Feux de l’amour. Celle des souvenirs, du passé familial, qui peu à peu remontent, et qui de l’imprécision passent à la netteté la plus contondante, comme dans un thriller mémoriel. Et qui, bien entendu, en remontant, contribuent encore – comme si le reste n’était pas déjà largement suffisant – à remettre en cause les certitudes, l’édifice fragile et branlant du château de carte ou de sable qu’est la vie d’Àris. Et la ligne aussi, bien sûr, du filage de la métaphore tauromachique, suite à un séjour d’Àris et son amante en Espagne.
Dompter la bête donc, dompter les élans de ce sexe dressé, cette bestiole ithyphallique, qui dans l’une des nombreuses et très réussie scène de panique, de perte de repère, qui projette Àris dans l’incohérence et le tournis d’une bête en cage, causera la rupture – dans un mélange tragi-comique entre le ridicule et la violence – avec l’amante. Dompter la bête poétique, trouver le vers parfait, celui qui relancera une machine un peu grippée, maintenant que l’élan de la jeunesse est déjà si loin. Dompter encore ce jeune au bonnet rouge qui au volant d’une vieille Peugeot défraîchit suit et cherche régulièrement à venir percuter dans les rues d’Athènes - comme dans une corrida sur roues et bitume – la belle voiture de fonction d’Àris.

Àris est lucide, il n’est ni fou ni complètement aveugle. Même si la bête semble indomptable, il essaie, il s’efforce de nager à contre courant. Voilà qui est fatigant, voilà qui est vain, c’est indéniable. Mais Àris s’obstine. Peut-être ce masque de taureau lui trouble-t’il la vision, ce masque même qu’il doit désormais revêtir pour que les ébats sexuels qu’il partage avec son amante survivent à la répétition, survivent par le truchement de cette risible comédie de la peur et du désir incarnée par ce masque idiot. Peut-être préfère t’il tout simplement ne pas voir parfois certaines réalités, comme ces vieux à la surdité sélective. Pourtant, certains moments de lucidité sont presque glaçants, comme lors de la fête d’anniversaire surprise que sa femme lui a organisé pour ses cinquante ans, et où il débarque débordé par les tourments tragi-comiques d’un bouquet de fleur envoyé à la mauvaise personne. Dans cette séquence – où l’on peut constater une nouvelle fois à quel point Sotiropoulos n’a pas peur des clichés (l’anniversaire surprise, le bouquet de fleur à la mauvaise adresse, du vaudeville pur !) – Àris voit défiler tous ses « amis », son monde, son univers. Une galerie d’étrangers, un défilé de la vacuité, qu’il contemple effrayé, entre la sueur froide et la révélation : « Toutes les lumières étaient maintenant éteintes alors qu’ils en étaient à leurs derniers pas hésitants. Les visages des invités s’éclairaient une fraction de seconde tandis que le gâteau passait entre eux, traversant triomphalement la pièce, ses cinquante bougies révélant çà et là des expressions, des sentiments, sourires tremblotants, lèvres entrouvertes, soulignant de nouvelles vérités, effaçant les anciens mensonges, chaque personnage devenait souvenir, chaque sourire devenais chagrin, la lueur qui animait un regard devenait bouche crispée de douleur, et voyant le gâteau se rapprocher de lui, orgiaquement éclairé comme une église un jour de fête, Àris fut saisit par l’idée que tous ceux là étaient en bout de course, qu’il était entouré d’ombres. Nous sommes tous morts, se dit-il, ça explique tout. » Cette vacuité, ce défilé d’apparence, ce vide qui s’ouvre sous ses pieds, ce basculement, semble venir marquer le « sceau » du destin d’Àris, pour le dire d’une manière quelque peu grandiloquente. Àris y verra pourtant non pas les prémisses pourtant évidentes de sa chute à venir, mais plutôt l’invitation à continuer, à s’obstiner : « Mais au lieu de le rendre mélancolique, cette pensée l’emplit d’un courage imprévu, et tout en se penchant pour souffler les bougies, il eut un merveilleux pressentiment : il écrirait le nouveau poème et ce serait un chef d’œuvre. »
Et voilà donc l’engrenage enclenché, et voilà Àris qui fonce tête en avant, tout de cornes tendues, de cornes qui foncent, non pas vers le toréador, mais vers le mur.
Et le navire coulera sans doute, avec son capitaine à bord.