La pensée est une fiction

À propos de El llamado de la especie de Sergio Chejfec (Beatriz Viterbo Editora, 1997)







[Au moment où va enfin sortir en français un livre de l'écrivain Argentin Sergio Chejfec - Mes deux mondes, chez Passage du Nord-Ouest - j'entame ici une mini-série d'articles sur sa production littéraire, histoire d'accueillir comme il se doit cette bonne nouvelle.]


Étrange, très étrange livre que celui-ci. El llamado de la especie [L’appel de l’espèce] est un livre gigogne où la forme – et je parle ici, avant d’entrer dans des considérations sur son contenu, de la forme pure, détachée, si cela est possible, de tout signifiant – semble en permanence se démarquer, s’imposer, avant d’immédiatement s’obscurcir, voire se travestir. Je parle de la forme comme si elle pouvait atteindre un degré plus ou moins grand d’autonomie, mais c'est une erreur. Cette contradiction, le critique - ou ne serait-ce que celui qui tente tout simplement d’exprimer le ressenti personnel, l’expérience d’un livre récemment lu - semble condamné, face à un tel texte, à y sombrer. Car, bien entendu, ici comme dans tout bon livre, forme et fond sont indissociables.
Ce qui est intéressant de ce point de vue chez Sergio Chejfec, c’est que nous avons affaire à un écrivain qui, bien qu’étant probablement très préoccupé par la forme, ne tombe jamais dans son piège. Rien de démonstratif chez lui, et s’il y a bien chez Chejfec un héritage certain des grands expérimentateurs formalistes des générations précédentes, cet héritage est digéré, projeté dans une réalité littéraire qui ne cherche pas l’auto affirmation excessive.

El llamado de la especie à l’instar de certains de ses autres romans –Cinq [1] par exemple – se construit avec l’idée d’un mécanisme dont les rouages s’interpénètrent et se déplacent. Mais ce fonctionnement en rouages ou en blocs de sens n’est pas seulement - n’est même pas du tout - une déconstruction ou un éparpillement du récit. C’est au contraire une série de reflets, de miroitements, de bascules. Et le récit n’existe que dans et que par ces reflets, ces miroitements, ces impressions qui ne peuvent être autres que fugitives. Les certitudes, les attentes – celle du lecteur comme celle du personnage principal – sont constamment déjouées dans la trame narrative que l’auteur propose. Et c’est un peu comme si ce n’était pas du fait de l’auteur. Pour le dire autrement, Sergio Chejfec est un écrivain suffisamment subtil pour qu’à la lecture ces dérèglements et dérangements semblent naîtrent d’eux-mêmes. Ainsi, une nouvelle fois, me revoilà face à ma contradiction : si la forme ici ne saurait ce séparer du fond, et donc manquer de ce point de vue d’autonomie, elle n’en est pas moins ressentie par le lecteur comme autonome. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elle – comme je le disais – semble naître d’elle-même, que la nature même du livre la génère. Le réel tel qu’exposé dans El llamado de la especie est un glissement permanent, et la forme elle aussi, est une entité fuyante, qui nous échappe à chacune des fois où nous croyions l’avoir cernée. Cela est aussi du à l’aspect disparate des matériaux proposés : tentatives d’observations, de descriptions ou de compréhensions du réel à travers le monologue introspectif, mais également récits d’évènements précis, souvent sans connections directes ou apparentes avec la trame globale, évocations à la foi précises mais decontextualisées de souvenirs d’enfance, sans oublier des projections apocryphes, des dérives imaginaires opérées à partir de l’observation du monde (monde qui, du reste, n’est jamais précisément défini) qui est celui où se déroule « l’action » du roman. Mais ces éléments disparates sont aussi unis, unis par la langue, les circonvolutions de la langue de Sergio Chejfec. Une langue qui, faut-il le préciser, est aussi fuyante, voire parfois réfractaire, que la réalité qu'elle décrit.

Pour la critique Beatriz Sarlo, « Chejfec atteint une sorte de tranquille solitude au sein de l’espace nerveux des nouveautés littéraires. On a l’impression d’être face à un écrivain complètement libre du calcul, qui sait qu’il rencontrera ses lecteurs sans avoir à sortir les chercher. Imperturbable, Chejfec écrit » [2]. C’est une des clé, je crois, de cet aspect des choses : c’est un écrivain qui fait entièrement confiance au lecteur, ce qui en d’autres mots signifie qu’il ne lui mâche jamais le travail. Écrivain difficile, alors, Chejfec ? Pas nécessairement. Je crois plutôt qu’il entretient à dessein dans son œuvre une sorte de flou. Ce flou, c’est celui de la place de la complexité – narrative, structurelle, conceptuelle – dans ces livres. Je cite maintenant le surprenant texte de quatrième de couverture de la première édition du livre : « Cette narration contient quelques vérités provisionnelles, qui durent le temps que vous accorderez à leur lecture. Cette lecture achevée, elles feront partie d’un parcours crypté, pas toujours disposé à réapparaître sous la forme de réminiscences ».
Voilà qui définit très bien l’expérience qu’est la lecture de El llamado de la especie : une sensation sèche, un semi-brouillard, un parcours confus mais précis, voire précisément confus. Je parle de quelque chose de flou, mais je pourrais aussi parler de demi-vérité, d’hésitations. Mais que l’on me comprenne bien, je ne veux pas dire que l’auteur ne sait pas de quoi il parle ou qu’il n’ose pas affirmer, prendre position, au contraire. L’intelligence et la qualité de la réflexion impressionnent, ici. Mais ce qui impressionne tout autant, c’est l’espèce de modestie, presque de timidité qui se dégage de ses livres. Chejfec est l’antithèse du donneur de leçon, du spécialiste, de l’ »opinioneur » professionnel, dirais-je, si l’on veut bien me passer l’affreux néologisme. Chejfec n’impose pas, il propose. Car ce qui pour certain pourrait paraître un défaut, est ici au contraire une qualité. Il y a ainsi une poésie de la pensée chez Chejfec. On sait bien d’ailleurs qu’aujourd’hui en littérature, fiction et essai ne sont plus séparé par des grands murs infranchissables, mais par des parois parfaitement poreuses. Et dans cette galaxie, Chejfec occupe une position ambiguë, presque contenue. La finesse, la quasi-douceur mais aussi l’incongruité avec laquelle la pensée et la réflexion interviennent dans ses livres est un moteur surprenant mais efficace. La pensée, son déroulement, voilà qui est aussi fiction.

Tous les personnages de Chejfec semblent être des victimes éternelles du doute, de l’hésitation, de la difficulté d’avoir à choisir entre une ou plusieurs possibilités. Leur choix, leurs décisions, qui souvent sont des choix ou des décisions par défauts, voire des non-décisions, sont la résultante d’un processus réflexif qui ne craint ni la contradiction ni de se perdre – avant de se retrouver, souvent à l’occasion d’une bifurcation inattendue, mais dont on réalise qu’elle était pourtant bien là, implicite – dans les méandres de questions multiples, questions qui ne sont autres qu’une incarnation presque matérielle du réel. Car la pensée, la pensée en cours, la pensée en temps réel pourrait-on dire, est ainsi : elle tourne, elle avance, elle s’arrête, elle est perturbé, elle se reprend, puis se perd, puis se reprend. Les personnages de Chejfec sont des marcheurs, ils marchent, ils observent le monde, et ils y réfléchissent. Mais le monde, l’endroit, le lieu – plus ou moins contingent - où ils se déplacent est parfois bien étrange, il ressemble pourtant au nôtre, mais certains aspects y semblent exacerbés, grossis, mutants. Et c’est dans ce monde qu’interviennent des questionnements sociologiques déformés ou déviées, des observations minutieuses, mais dont la focale ou l’angle de vue nous échappe, des souvenirs et des anecdotes dont l’origine réelle ou apocryphe reste à préciser, le tout formant un tissu de micro récits, un enchevêtrement qui est peut-être le sujet même du livre. Parfois on ne sait tout simplement plus qui, de l'observateur ou du monde observé, produit l'autre : "peu de fois j'ai sentie une telle conjugaison de mon état et du paysage" dit quelque part la narratrice.








El llamado de la especie
raconte la pérégrination d’une femme dans deux villes, deux agglomérations – à moins que ce ne soit qu'une seule et même ville - et de sa rencontre et sa relation avec deux autres femmes - à moins que ce ne soit qu’une seule femme. Ces deux femmes entretiennent chacune une relation avec un homme – à moins qu’il ne soit question d’un même homme pour deux femmes. Cette relation homme-femme est complexe, étrange, et elle semble parfois avoir besoin d’inclure –malgré elle, peut-être – la narratrice. La jalousie, le doute quant à la loyauté d’une amitié, sont des sentiments qui émergent.
Voilà donc l’argument, ou peut-être seulement une partie de l’argument. Un argument par ailleurs et de toute façon insaisissable. Car rien, rien, n’est jamais sûr chez Chejfec, tout est mouvant, tout est en mouvement, comme l’est le monde - mouvement, changement, bascule - pour un marcheur. Tout est changement, fluctuation, à commencer par les prénoms, puisque ici une certaine Silvia peut très bien s’appeler aussi Isabel, et un certain Julio s’appeler Mauricio. Quant aux deux femmes que fréquente la narratrice, elles pourraient être ses amies comme ses ennemies. Ces incertitudes face à l’univers fictionnel qu’il lui est proposé, le lecteur ne peut s’empêcher de le traduire par un certain sentiment de malaise, mais un malaise très vague, estompé, comme le sédiment ancien d’une certaine tradition fantastique de la littérature. Pas un fantastique de fantômes ou d’apparitions surnaturelles, mais celui d’un quotidien légèrement altéré, qui semble alors glisser entre les doigts.
Exactement comme dans le récit que fait Silvia alias Isabelle à la narratrice de sa dernière rencontre avec Mauricio, l’homme que peut-être elle aime (ou n’aime pas), et avec lequel elle entretient une relation essentiellement épistolaire – l’homme vit ou travaille ailleurs, loin – relation qui semble se prêter à de nombreuses confusions et autres malentendus. Ces malentendus - cette incompréhension mutuelle - on a l’impression qu’ils sont presque cultivés, désirés par Silvia alias Isabelle, comme une série d’actes manqués qui peut-être ne le seraient pas tant que ça. Son récit énonce une série d’évènements inconnexe, dont on ne sait pas s’ils ne seraient pas les différents reflets – les différentes interprétations – d’un seul événement, ou peut-être les différentes manières d’évoquer par la métaphore une unique sensation. Ou peut-être ce récit-gigogne est-il l’expression des différentes facettes d’un malentendu, celui qui semble flotter, vague mais insistant, entre Silvia/Isabel et Mauricio, à moins que ce malentendu ne soit celui qui unit la narratrice (celle qui « reçoit » le récit) à Silvia (qui lui « propose » ce même récit). J’en propose un large extrait traduit par mes soins :

« Silvia réfléchissait au moyen de résoudre son problème avec Mauricio ; et comme elle le faisait avec sa demi-prononciation, je n’en comprenais que la moitié. Elle parlait d’un voyage imminent et nécessaire, bien qu’il soit difficile d’identifier qui des deux devait l’entreprendre. La confusion ne se clarifierait que par la rencontre. Mais il était également certain que les rencontres n’apportaient que le contraire ; une vie tranquille c’était une vie sans rencontres. Isabel le savait par expérience ; elle voulait me raconter la dernière visite de Mauricio, des années auparavant. Trois jours, desquels elle conservait en son triste souvenir quelques rares faits épars. La première image est celle de Mauricio descendant du bus, appuyant son pied – elle ne saurait dire si grand ou petit – sur le sol gris, baigné d’huile, du terminal. Les passagers se dirigent vers le coté, en une course silencieuse pour récupérer le plus vite possible les bagages. Et, sous la pression de l’anxiété collective, Mauricio doute entre suivre les autres ou s’approcher d’Isabel qui attend, impatiente, immobile, à quelques mètres. Il choisit la première option, mais tout de suite se repent, fixant son regard incertain, comme s’il lui demandait la permission. Il finit par comprendre son erreur et guidé par la promesse d’un baiser sur les lèvres, il commence à marcher vers elle. Mais rapidement on l’appelle de derrière : on lui demande si cette valise n’est pas la sienne ; il se montre et dit que oui. Il doit alors revenir la récupérer. Isabel se le rappelle disparaissant dans la foule au moment de se baisser, puis réapparaissant ainsi : l’avancée de Mauricio est maintenant hésitante. Bien qu’étant petite, la valise semble d’un poids énorme. Et celui qui la porte est un homme attiré beaucoup plus que la normale vers le sol, incapable de faire corps avec l’effort, au point de la faire traîner par terre. La deuxième image montre Mauricio avec sa barbe de plusieurs jours irritant le dos d’Isabel.
C’était après l’amour, il dormait lourdement, livrés aux profondeurs du sommeil, irrécupérable. La sensation du visage sur le dos d'Isabel n'était pas celle du papier de verre ou des barbelés, mais celle d'un couteau - bien que la comparaison semble erronée - un couteau coupant en large et en travers avec le fil mal intentionné de sa lame se répartissant en une superficie de points minuscules. Le troisième moment est géographique, il a lieu le matin.
Isabel et Mauricio ne savent pas arriver à un endroit où on les attend dans peu de temps. Lui essai de se rappeler ; selon ce qu’il affirme, autrefois il connaissait très bien cette zone. Elle, de son côté, se demande si cela vaut la peine de faire confiance à Mauricio. La géographie s’oublie vite, pense t’elle, c’est ce que l’on perd en premier ; peut-être convient-il de se renseigner. Mais il n’y a personne. Ils commencent à marcher. Les rues étaient distinctes auparavant, quand il y avait un destin, pas comme aujourd’hui, où il n’y en a pas. À un certain moment, fatigué de faire des tours de pâtés de maisons, Mauricio entre dans un commerce pour demander son chemin. Isabel attend dehors ; elle attend pendant plus d’une heure. Elle finit par entrer elle aussi, mais à l’intérieur on lui dit qu’on n’a vu personne. Depuis le matin (c’est déjà l’après-midi) personne ne s’était présenté. Elle dit que cela n’est pas possible et on lui répond que si, que c’est possible. Mais ce n’est pas ainsi qu’on lui parle : qu’elle devine ce qui s’est passé. On exige d’elle une bien trop grande abstraction. Elle se concentre un instant, suffisamment néanmoins pour sentir qu’elle va devenir folle, qu’elle ne supportera pas d’ignorer pour toujours le sort de Mauricio. On ne pense jamais aux séparations, mais tôt ou tard elles finissent par avoir lieu. De l’arrière-salle obscure arrivaient des murmures ; ceux de personnes étrangères aux événements de la salle principale. Par intermittences, derrière la toile séparant la salle de l’arrière-salle, apparaissait un chien, qui regardait fixement Isabel. À contre-jour on distinguait des allumettes qu’on allume, suspendues pour quelques secondes dans l’ombre, ainsi que les coups assourdis de casseroles que l’on utilise, s’entrechoquants. Plus au fond se faisaient entendre d’autres voix, hyper lointaines, dont il semblait qu’elles commençaient d’abord par être des cris, même si à l’évidence elles arrivaient atténuées. Isabel frissonna ; à la suite d’un silence imprévu, depuis le fond, quelqu’un dit : « que s’est-il passé ? », tandis qu’un bras fronçait le rideau. À travers l’ouverture, elle distingua une flamme bleue, loin, presque au niveau du sol. C’était un chalumeau. « C’est une séquestration », pensa-t’elle. « Qu’est-il arrivé à Mauricio ? », dit-elle au bord de la rupture. « Je suis ici, ma chérie », répondit une des voix lointaines, plus nette. Effectivement, c’était Mauricio. « Qu’est ce qui se passe » insista de nouveau l’autre voix. À l’intérieur du commerce, il ne restait plus personne. Isabel se retourna : sur la porte, quelqu’un avait posé la pancarte annonçant la fermeture. Par-delà l’obscure vitrine, les passants allaient et venaient comme s’il ne s’était rien passé. Elle observa ces gens avec une soudaine envie, nostalgique de l’aspect libre de toute préoccupation émanant de la rue, cet anonymat où les pires drames, s’ils ne sont pas visibles, s’oublient pour un moment. Elle restait enfermée en elle-même, sans entendre que de temps en temps on répétait « qu’est ce qui se passe », jusqu’à ce que quelque chose, probablement la voix de Mauricio, proche maintenant, agisse comme le bruit d’un cristal qui se brise, et permette à la situation dans son ensemble de se reconstituer. Mauricio disait « oui, je comprends » pendant qu’un vieil homme à lunettes lui répétait les instructions pour arriver sans retard. La quatrième scène est une confusion.
Mauricio secoue les épaules d’Isabel tandis qu’il lui demande de se réveiller, qu’il lui dit qu’elle fait un cauchemar. Elle essaie de lui expliquer qu’elle est réveillée, bien que sa demi-articulation l’empêche de le faire avec clarté ; d’autre part elle a toujours considéré si parfaitement odieux de le contredire qu’elle préfère se taire. Mais son silence est interprété comme un rêve, comme si elle ne se réveillait pas. En réalité Mauricio prend pour un cauchemar le bruit étrange de son demi-idiome, qui pour elle est complètement naturel. »









Au fond, il ne s’agit pas réellement de fantastique dans El llamado de la especie, il s’agit plutôt d’une certaine perception du réel, ce qui sans doute revient au même. Car tout est affaire d’angles de vue ici, l’objectivité est totalement absente. Ainsi, même les récits, comme celui de Silvia alias Isabel à propos de Mauricio, nous ne les lisons qu’à travers le prisme de celle qui en est la destinataire : la narratrice. Ladite narratrice n’est qu’une observatrice, voire – quand par exemple elle espionne ou croit espionner un moment d’intimité de son « amie » Isabel – une voyeuse, avec tout ce que cela peut impliquer comme distorsions et déformations perceptives. Et ce voyeurisme est renforcé par le contexte social et géographique. La ville où elle débarque et où elle rencontre Silvia/Isabel, est une ville pauvre, un espace qui hésite entre la zone industrielle en désérance – ces longs murs interminables d’usines dont on ne sait si elles fonctionnent vraiment, si elles sont abandonnés, ou si elle ne sont pas simplement le décors d’une réalité factice – et le bidonville, ces villas miseria et autres favelas qui bordent les villes d’Amérique Latine comme si elles en étaient le double négatif. Un espace où les gosses jouent au milieu des ordures. Un espace hostile, où la vie semble être obligé de se plier à quelque chose de l’ordre du rituel, voire de l’instinct.
La place de la misère sociale dans les livres de Sergio Chejfec est souvent comme diaphane, non pas parce qu’il chercherait à gommer la rudesse, la violence d’une réalité difficilement acceptable, mais parce qu’elle nous est donnée à voir à travers le regard d’un observateur déplacé. Ce regard sur la misère sociale est souvent doublé de références explicites ou implicite à la nature, à la nature comme espace, mais aussi donc, comme instinct : un instinct de survie, un conditionnement moins social que finalement quasi-animal, celui de ces êtres condamnés à vivre dans la précarité, « esclaves de leur matérialité » [3].

La narration ici est très lente, il y a peu d’événements, et s’il y en a, ils sont soit racontés à la narratrice par son « amie » Isabel, soit imaginés, fantasmés (à moins bien sûr qu’ils n’aient eu réellement lieu, mais comment en être sûr ?) par la narratrice. Tout événement ici est donc narré de deuxième main, tout événement ici concourre tout simplement vers la parabole. Mais une parabole, une fable, où la vérité philosophique que l’on serait en droit d’y chercher, s’enroulerait sur elle-même, se travestirait, et nous glisserait entre les doigts. C’est-à-dire que, comme je le disais, l’objectivité ici – malgré la place prédominante qu’occupent dans le texte les paragraphes réflexifs voire théoriques – n’existe pas. De même que les vérités.
La seule chose qui existe ici, semble nous dire Chejfec, c’est la nature, l’animalité, l’instinct, les réflexes conditionnés (mais conditionnés par qui, par quoi ?). Tout le reste, les rapports et les codes sociaux, l’architecture et les espaces aménagés par et pour l’homme, la culture, le discours, et même l’amour, l’affection, la sexualité, le désir, et cet autre sentiment difficile à cerner que l’on pourrait appeler la sincérité, tout cela est sujet à caution.
Dans son roman El aire [L'air, 1992], Chejfec pour décrire la paupérisation rampante d’une mégalopole en crise, y faisait proliférer une nature qui semblait reprendre ses droits sur le bâtis. Dans El llamado de la especie, c’est exactement l’inverse : ici cette pauvreté semble être inhérente à l’humain, et rend du coup impossible la conquête de la nature. Face au bidonville où la narratrice vis avec Isabel, un nouveau quartier se construit, San Carlos. Mais cette construction ne peut avoir lieu, ne peut se compléter, la nature ne lui cède aucun droit, et force ses habitants à fuir, à partir, à abandonner ce quartier qui à peine élevé est déjà vétuste, dans une forme d’exode qui semble répondre à un appel, l’appel de l’espèce, cet instinct de survie qui garantit la pérennité du genre humain malgré l’hostilité du monde.
Mais peuvent-ils fuir ? Peuvent-ils fuir ensemble ? L’exode signifie t’il la mobilité ou seulement la possibilité d’une mobilité ? Cet appel de l’espèce, cet instinct grégaire est-il la garantie d’une réalisation ?

« Je fermais les yeux et durant un moment imaginais l’exode de San Carlos, son exode et sa vie future, une vie qui serait également faite de mouvement. Avant l’aube, le jour du départ, chacun entendit l’appel particulier, un appel uniquement dirigé à lui-même. C’était un sentiment étrange, plus fort qu’une intuition et moins impérieux qu’une révélation. Quelque chose s’était passé, chacun pouvait le pressentir, un quelque chose d’impossible à identifier clairement dans cet enchevêtrement de surprise et de confusion qui restait comme un résidu du rêve. Puis ils se rendirent compte que tous avaient reçu une petite partie de ce quelque chose, dont la totalité s’atteindrait par l’action collective. Reconnaître cela et se mettre en mouvement fut une seule et même chose : commencèrent les préparatifs. Néanmoins, ils furent du soir au matin si compénétrés de leur nomadisme, l’appel s’était avéré si parfait, qu’ils n’avaient pas urgence pour commencer à se déplacer.
Se mettre en mouvement. Comme consigne, cela appartenait à l’ordre conceptuel du monde, ainsi cela nécessitait une action différée, une lenteur que ne démentirait pas la condition impliquée par l’ordre, c’est-à-dire l’immobilité. Ce fut ainsi que dès le début ils eurent la certitude que pour les nomades la vérification du mouvement, voire même sa réalisation, était quelque chose de secondaire. Et ils agirent en conséquence. Ainsi, ils n’étaient identifiables comme tel que quand ils s’arrêtaient. »








Dès lors, on peut affirmer que El llamado de la especie est une fable, une parabole. Mais une fable obscure, ou à demi-éffacé, comme cette diction étrange, peu compréhensible, qui est celle de Silvia/Isabel, « l’amie » de la narratrice. Difficile donc de savoir si cette fable nous prédis un futur inquiétant, ou si elle se contente de raconter le présent. Mais qu’est ce que raconter le présent ?
La narratrice se souvient que dans son enfance, elle regardait avec son père les planches illustrées d’une encyclopédie, et celui-ci les lui décrivait. Description neutre, objective,"une glose fidèle à ce que l'on y voyait", et d’autant plus objective qu’il s’agissait d’une encyclopédie, lieu du savoir respecté, lieu des certitudes. Mais c'était par la voix de son père, c'est-à-dire celle d'un tiers de confiance, que cette objectivité prenait forme, sans cet intermédiaire elle ne saurait naître : "Je n'exagère pas si je dis que ses commentaires me subjugaient; les planches ne disaient rien, étaient indéchiffrables, elles ne devenaient visibles qu'à travers les mots de mon père". Bien des années plus tard, adulte, la narratrice plus d’une fois en observant ce qui l’entoure est prise de ce même désir, celui de décrire ce qu’elle voit d’une manière objective, comme si elle contemplait une de ces planches illustrées, et cherchait à retrouver la voix rassurante de celui qui sait déchiffrer ces planches qui proposent un monde rassurant, organisé en symboles, ces planches qui proposent une compréhension simplifiée du réel, et qui serait la seule dont l’être humain est capable. Peut-être est-ce dans cette métaphore que se trouve le secret de cet étrange, très étrange roman de Sergio Chejfec.


[1] Cinq/Cinco, édition bilingue, traduction de Michel Laffont (MEET, 1996). Épuisé.
[2] Cité ici.
[3] Voir cet entretien.

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