À propos de Moo Pak, de Gabriel Josipovici [trad. Bernard Hoepffner, Quidam 2011]
« Pour rendre une chose compréhensible nous sommes obligés d’exagérer (…), seule l’exagération rend les choses vivantes », affirme quelque part le narrateur d’Extinction le dernier et magistral roman de Thomas Bernhard. Cette affirmation, Jack Toledano, écrivain d’origine juive égyptienne installé en Angleterre depuis de nombreuses décennies, et personnage principal de Moo Pak, semble l’avoir fait sienne.
Toledano est un marcheur, il aime se promener longuement dans les parcs, les cimetières et les rues de Londres. Il aime marcher en compagnie, car ainsi, il peut discourir : « Londres est le paradis des marcheurs (…), mais il faut savoir où aller. Paris est pour le flâneur (…), mais Londres est pour le marcheur. La seule façon de penser (…), c’est assis à un bureau, la seule façon de parler, c’est en marchant ». Il a donc besoin d’un compagnon pour ses longues promenades réflexives, en l'occurrence un dénommé Damien Anderson. Ce compagnon est peut-être écrivain lui aussi - encore que rien ne nous soit dit à ce propos - mais est surtout celui qui reçoit le discours – la logorrhée pourrait-on dire – de Jack Toledano, il est celui qui nous la fait parvenir.
Voilà donc le dispositif narratif de ce roman de l’écrivain anglais Gabriel Josipovici, qui, comme son personnage, est d’origine juive égyptienne : deux écrivains marcheurs dialoguent dans l’immensité de Londres, mais ce dialogue ne nous parvient qu’amputé, puisque ce n’est que la voix de Toledano que nous entendrons, tandis que l’autre protagoniste se limite à rapporter les propos de son compagnon et à nous donner quelques informations géographiques des lieux où ils marchent et parlent. Dès lors, voilà le lecteur plongé tête la première dans la diarrhée verbale infatigable de Jack Toledano. Seules les quelques indications de lieux et de déplacements fournies par Damien Anderson nous permettent de prendre un peu de distance face au flux infernal et sans relativisation de Toledano.
Toledano est un écrivain qui n’arrive pas à progresser sur un projet d’opus magnum qui l’occupe depuis des années. Ce projet a quelque chose à voir avec l’histoire de Jonathan Swift, et avec l’histoire de Moor Park, manoir où Swift vécut, et avec les multiples incarnations de ce lieu au court des siècles. Mais Toledano est surtout l’infatigable contempteur d’un monde dans lequel il ne se reconnaît pas, où il ne se sent – en tant que juif égyptien expatrié par la force des choses et de l’histoire – chez lui nulle part. C’est donc un long exercice d’exagération critique que ce Moo Pak va développer et étendre, le flux d’une pensée univoque, violente, hirsute, souvent rationnelle, mais animé par une mauvaise foi difficile à contrebalancer, animé au fond par quelque chose de l’ordre du désespoir. Difficile évidemment, de ne pas penser, comme je le suggérais au début de cette note, à Thomas Bernhard. Mais là où l’écrivain autrichien excellait dans un exercice de détestation raisonné d’une Autriche veule qui n’aurait pas réglé ces comptes avec un lourd passé, Josipovici nous propose avant tout un exercice de l’exagération.
Bien sûr, ici l’Angleterre en prend pour son grade, mais le sentiment que dégagent les diatribes de Jack Toledano est surtout celui d’une profonde mélancolie, voire d’une tristesse plus dure, plus froide que la simple mélancolie. C’est celle de quelqu’un qui se demande s’il a des racines (qu’est-ce qu’être juif égyptien, qu’est ce que provenir d’un monde qui a complètement disparu avec la deuxième guerre ?), c’est celle surtout de quelqu’un qui comprend qu’il ne pourra probablement pas achever – voire même seulement commencer – son grand œuvre, mais qui malgré tout doit poursuivre son labeur, sous peine, sinon, de sombrer, d’être avalé par l’absurde et le nonsense. Car pourquoi encore écrire dans un monde où l’intelligence est méprisée, où l’écrivain est au mieux un guignol télévisuel poussé par l’impératif besoin de vendre du papier ? « Comment peut-on faire confiance à un artiste, disait-il, comment peut-on l’accepter dans son œuvre comme ami et comme compagnon sur le chemin de la vie si on le voit prendre des poses devant la presse et la télévision, lire les passages les plus privés de son œuvre en public et répondre aux questions ineptes de présentateurs et d’interviewers qui ont obtenu leur poste grâce à leur cynisme et à leur opportunisme ? »
Dans une société du spectacle et de la vulgarité généralisée, Toledano se sent seul et mal. Les certitudes sont un piège, se dit-il, c’est évident, mais pourtant face au coup de boutoir du médiocre et du stupide, il faut savoir garder le cap et la tête froide. Réac, alors, ce Jack Toledano ? Peut-être, mais difficile de ne pas se sentir plus d’une fois en empathie avec sa virulente inquiétude. Cette impression d’empathie est sans doute avant tout due à l’impression étouffante d’une lecture où nous sommes comme prisonniers du discours terrible, malade et pourtant sensé, juste, de Toledano, qui, malgré ses diatribes contre l’héritage et la tradition romantique, est un idéaliste quasi compulsif. « Quand je pense à la vie, je suis un pessimiste, a dit Francis Bacon à David Sylvester, mais j’ai un système nerveux plutôt optimiste », dit-il encore. Un idéaliste donc, car malgré toute la noirceur de sa lucidité, il ne peut s’empêcher – presque malgré lui, et semble t’il contre toute raison – de croire à la justification de l’écriture, de croire à la nécessité de la production artistique comme justification du vécu, comme affirmation de l’être. Mais encore faut-il ne pas sombrer dans les pièges que tendent la pratique de l’écriture : « Les gens qui ne savent pas écrire et ne savent pas penser et qui croient pourtant qu’ils adorent la littérature son amoureux des adjectifs (…), selon eux la littérature est synonyme d’adjectifs, ils passent leur vie dans un bain moussant d’adjectifs. Moi, au contraire (…), je suis incapables de lire un livre s’il est bourré d’adjectifs. Ils me donnent littéralement envie de vomir. »
Toledano aussi, se considère écrivain moderniste, mais n’a pas de mots assez dur pour attaquer l’évolution de cette modernité : « Mais quoi que je sois, je suis certainement un moderniste, je ne suis ni un victorien sentimental qui déverse ses fantasmes en les emballant dans des intrigues absurdes et mélodramatiques, ni un post-moderniste sentimental et cynique qui tente de donner l’impression qu’il n’a pas de sentiments mais désire seulement jouer avec toutes les traditions, impressionner ses pairs, satisfaire le nabab d’éditeur qui lui a octroyé une avance ridicule, et qui veut vraiment faire toutes ces choses mais qui veut aussi évidemment écrire un livre grâce auquel le monde entier l’aimera et le couronnera de lauriers. »
Toledano au fond est prisonnier d’une tension irrésoluble entre idéalisme quasi naïf et lucidité cinglante. Son exigence est – à la manière de ce que l’on trouve souvent chez Bernhard - impossible à soutenir, ni par lui, et c’est sans doute pour cela qu’il n’avance pas dans le projet de son livre, ni par les autres. Car les passages dédiés dans Moo Pak à l’amitié sont à la fois touchant et effrayant : pour Toledano, l’amitié est un des aspects les plus noble de l’existence, mais elle doit répondre à des critères si élevés, que sa possibilité semble quasi impossible. D’où peut-être l’explication de l’apparente neutralité de Damien Anderson, « l’ami » de Toledano. S’il ne parle pas, est-ce parce qu’il se tait, parce qu’il préfère omettre ses propres remarques pour laisser plus de place au discours effréné de son ami Toledano, ou est-ce tout simplement qu’il ne pourrait être – s’il prenait une part active au dialogue – à la hauteur des exigences intenables de Toledano ? À moins qu’en se contentant de nous fournir des informations géographiques à priori banale sur les lieux qu’ils fréquentent tous les deux lors de leurs longues pérégrinations, il ne prétende tout simplement à minorer ou à mettre à distance – une distance de sécurité - les propos de son ami.
Nous revoilà donc face à l’exagération : Jack Toledano, sur le fil du rasoir, écorché et désemparé face à la bêtise, ne sait pas faire autrement qu’exagérer, ne peut trouver les outils d’une relativisation de sa pensée, devenant ainsi la première victime de ce qu’il dénonce. C’est un constat tragique et dur, un constat froid et violent que celui-ci. Le roman de Gabriel Josipovici de ce point de vue est un livre qui fait mal, malgré tous les aspects par ailleurs jubilatoires, quasi rédempteurs, qu’offre un tel discours intransigeant. Plus nous sommes lucides, plus nous nous trouvons mal. Voilà peut-être un constat qui n’a rien d’original, mais qui malgré tout – partout, toujours – reste très dur à avaler.
Dur oui, et ce même en rigolant. Car, quand même, aussi, ne l’oublions pas, on rit, on sourie, et plus d’une fois, en lisant ce Moo Pak, livre érudit, dur donc, mais qui sait aussi parfois – heureusement - être farceur.
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