L’odyssée du lecteur.

À propos de L’odyssée barbare (Passage du nord-ouest, 2009) et de Casi Nunca (Anagrama, 2008) de Daniel Sada.





Qu’est-ce qui rend un auteur difficile ? Sa langue, son style, sa construction narrative, la manière dont il organise, dispose en belles lignes droites ou en circonvolutions saugrenues les éléments de son projet littéraire ? Un auteur est-il délibérément cryptique, cherche t’il la complexité pour en mettre plein la vue ou par honetteté intellectuelle ?
Ce genre de questions, le débat sans commencement ni fin qu’elles amènent ne se résoudra pas ici. Mais c’est qu’à la lecture d’un roman de l’écrivain mexicain Daniel Sada, il ne peut que repointer le bout de son gros museau gélatineux. Que l’on s’approche tant de L’odyssée barbare que de Casi Nunca, force est de constater que les premières pages d’un roman de Daniel Sada ne sont pas des plus hospitalières pour le lecteur néophyte qui avance alors à l’aveugle dans un univers romanesque qui a de quoi décontenancer. On imagine d’ailleurs déjà l’hécatombe : nous partîmes 500 (chiffre, il va de soi extrêmement optimiste), mais combien étions-nous encore, quand enfin s’annonçait là-bas, par-delà les brumes (ou plutôt dans le cas de Sada le soleil de plomb du désert), le port tant convoité ? Et d’ailleurs, ce port, existe t’il ? Il est fort probable en effet, que parmi les rares lecteurs qui - courageusement et malgré un silence critique quasi total - ont osé mettre le nez dans la traduction française de Porque parece mentira la verdad nunca se sabe [L’odyssée barbare, donc], nombreuses furent les défections en cour de route. Et comment leur en vouloir : car non content d’être écrit dans une langue particulièrement sinueuse et généreuse en chausse-trappes multiples, c’est que le bouquin est quand même aussi un (gros) pavé, à tous les niveaux.





Bien, pero, vamos al grano : de quelle complexité parlons nous ? Comment, où, s’articule t’elle dans les livres de Daniel Sada ? Est-il encore un de ses écrivains déconstructeur-branlette, où la hauteur pharaonique de la prétention n’est égale qu’à la vacuité rase-moquette ? Je vois déjà les regards d’opprobre que l’on m’adresse. Il va donc falloir que je clarifie sans plus attendre mon propos : Daniel Sada est sans doute – peut-être, probablement – le plus grand écrivain de langue espagnole vivant. Formule à l’emporte-pièce si l’en est, et je m’en excuse, mais voilà, un peu d’hyperbolisme ne saurais nuire : Sada est par excellence l’écrivain difficile, ardu par moments, mais qui non seulement mérite qu’on prenne la peine de s’y attarder, mais qui surtout propose un style, une langue, un objet artistique et perceptif dont les tenants et aboutissants, fermement plantés dans le sol craquelé et aride du désert, justifient, et plutôt deux fois qu’une, l’effort indéniable qu’il demande au lecteur. Le projet littéraire de Sada - que Roberto Bolano, notre maître à tous, su distinguer comme le plus risqué de sa génération – tient à la fois d’un investissement absolu dans le travail technique de la langue (importance des métriques poétiques les plus complexe) et d’une capacité à regarder avec une terrible lucidité le Mexique dans le blanc de ses yeux crasseux et crottés.

La langue de Sada est précise et délirante : patiemment construite, articulée, elle possède néanmoins la force d’une logorrhée qu’on ne saurait ou ne voudrait pas arrêter alors même qu’elle est calcul, distance, savante. L’effet y est fondamental. Pas à coups de lapins sortis du chapeau, mais par un goût : celui du plaisir de promener le lecteur, de le mener par le bout du nez, de lui donner au compte goûte, puis de lui retirer l’appétissante poularde, pour mieux la lui délivrer par petit bout : une cuisse ici, un petit os bizarre par là, et que la machine narrative avance ! Vaya !
Chez Sada, c’est l’articulation qui crée l’effet souvent. La machine semble s’emballer, mais le mord est bien tenus, il ne s’agirait pas que le galop devienne chaotique. Nul chaos ici : tout est ordonnance, emboîtement parfait, mais les rouages s’interpénètrent et se croisent tant et si bien que cette maîtrise presque effrayante de l’écriture est au service du vertige, du dérèglement. Sada est – enfin ! – un véritable écrivain baroque, le seul sans doute qu’ait donné les lettres hispano-américaine depuis le cubain José Lezama Lima. Mais là où le havanais était tout en moiteurs ésotériques, le mexicain lui est ironique et dur, frappe là où ça fais (très) mal, exposant ainsi le Mexique dans sa réalité la plus crue.

Le projet littéraire de Daniel Sada c’est donc avant toute chose l’invention d’une langue, d’une voix personnelle, reconnaissable entre mille. Mais cette langue – fort heureusement – n’est pas tout : loin de se contenter de polir et de dompter à sa guise un espagnol tour à tour vulgaire et précieux, Daniel Sada fait de cette voix, de cette grammaire, un outil pour déployer son travail narratif. Car le travail du langage n’est jamais démonstratif dans les romans du mexicain, il est avant tout au service de son projet dramatique. La langue sert la narration, mais aussi la détourne, la moque, l’humilie, réconciliant ainsi forme et fond, qui deviennent indiscernables. C’est tout le brillant paradoxe d’une ambition littéraire aussi démesuré : cette volonté forcenée de faire tenir contre vents et marées la très singulière complexité qu’il met en place, Daniel Sada en fait l’outil idéal de l’efficacité de sa narration. Plutôt donc que de se tourner et se retourner sur place durant les nuits d’insomnies en se demandant que faire du roman, cette espèce d’enclume écrasante, Sada préfère ne pas avoir à choisir entre langue et récit, ou entre réalisme et irréalisme, mais d’unifier microcosme et macrocosme dans une immense architecture où tout fait également sens, de l’usage de la ponctuation jusqu’aux situations qu’il décrit, et inversement.





L’écriture selon Sada c’est donc aussi – surtout - un rythme : le rythme d’une langue qui bat le pouls du récit. Car ici, c’est de la langue que naîtra le reste : action, dramaturgie, personnages. Cette langue est donc l’œuvre, l’unité de mesure. Mais, justement renforcée par la mainmise absolue qu’elle exerce, par sa force d’attraction, elle se fait oublier, se transforme : elle devient une sorte d’essence de la narration.
Il y a chez Daniel Sada – nouveau paradoxe – une sensation tenace d’oralité, ce qui, dans une langue aussi travaillée, qui subit en permanence le dictat d’une volonté qui lui impose entraves (le travail sur les métriques, déjà évoqué) et césures rythmiques surprenantes, ne manquera pas d’étonner. Cette oralité, bien sûr, n’est pas celle de l’homme de la rue (encore qu’il faille aussi noter que tout les registre de la langue ont - une fois passé par le crible formel du style - droit de cité), mais une oralité mise en scène, (sur-) affirmée. Cette mise en scène de l’oral est aussi un mode de jeu, une manière ludique de jouer avec le lecteur sur différents tableaux : qui parle ? qu’en est-il des faits, de la fable ? Dans L’odyssée barbare, Sada met ainsi à jour – comme le souligne d’ailleurs bien mieux le titre espagnol original, quelque chose comme : Parce qu’elle ressemble à un mensonge, la vérité jamais n’est connue – le système de magouilles, de corruptions, manipulations diverses, meurtres et faux-semblants d’une fraude électorale dans un bled paumé du désert. Le langage y devient le miroir des réalités scabreuse d’un pays à la dérive, l’outil idéal pour scénariser un réel tellement irréel, qu’on pourrait oublier en passant qu’il est pourtant réel. Dans cette odyssée, le langage plonge avec personnages et situations dans l’abîme, et ce qui en ressort est une machine infernale, se ruant vers l’avant, vers l’arrière. Autant d’aller et retours – la linéarité narrative ne fait pas partie du programme – exténuants et jouissifs pour le lecteur qui se laisse alors embarquer dans le tourbillon. Dans Casi Nunca, c’est l’histoire tragi-comique (mais surtout comique) de Demetrio Sordo, obsédé sexuel en lutte avec la pudibonderie et les traditions du Mexique profond des années quarante, que cette langue éclaire ou au contraire assombrie : les tours et détours que Sada lui fait subir sont aussi ceux du ridicule et pourtant attachant Demetrio, tiraillé entre nécessité de sainteté et désir d’une luxure totalement débridée. Dans un roman comme dans l’autre, le mensonge est un recours permanent pour des personnages désemparés, dépassés par le réel, et qui souvent n’ont pas beaucoup d’armes – ni intellectuelles ni matérielles – pour y faire face. Le Mexique de Sada est chaud, poussiéreux, étouffant, jamais miséricordieux. Et il est peuplé d’imbéciles et de filoux. C’est un pays immense et hostile et les êtres n’y sont rien, ou si peu. La langue, elle, est vorace, terrible, elle dévore tout sur son passage. À l’instar d’ailleurs de la pénibilité et de l’ahurissante difficulté des voyages du pauvre Demetrio – train + bus + charrette + barque + etc, etc … - qui doit plus d’une fois traverser la moitié du Mexique dans l’espoir de séduire une fiancé bien compliqué, la langue tourne et détourne, bifurque, rallonge jusqu’à la nausée pour ensuite mieux escamoter. Dans les premières lignes de Casi Nunca, on trouvera d’ailleurs à propos du sexe un passage qui pourrait aussi bien convenir pour une définition de la littérature de Daniel Sada : « Le sexe colossal, impossible à contenir, frénétique, ambiguë comme un jeu qui confond, puis éclaire, puis recommence à confondre. »





Le mensonge donc, nous en parlions, élément central chez Sada, est au cœur de sa langue : elle apostrophe le lecteur, lui lance des pistes pour mieux les lui retirer dans un rire narquois, elle déjoue les manigances plus ou moins (souvent moins) astucieuses des personnages, elle souligne par sa construction et son développement toute l‘amplitude, la puissance du mensonge, qui semble ainsi devenir la métaphore même du Mexique. La langue de Sada est puissante, inépuisable, mais sèche comme le désert, le territoire quasi-unique des fictions du natif de Mexicali. Se travestissant sous ses airs enjoués (les multiples interjections plutôt familières qui ponctuent en permanence le texte), cette langue est terriblement dure, affilée, méchante. Son ironie est plus que prégnante : elle y est un moteur, comme le sexe est un moteur pour le Demetrio Sordo de Casi Nunca.

Pour résumer, on pourrait dire que si les personnages mentent beaucoup chez Sada, c’est pour palier leur impuissance ou masquer leur bêtise, alors que si la langue, elle, ment (et on pourrait également remarquer qu’ici la langue et le narrateur omniscient forme une parfaite unité), c’est parce que ce mensonge – par omission, par distorsion ou fragmentation – s’adresse cette fois au lecteur, comme une façon de lui faire comprendre qu’il n’en mène pas plus large que les personnages, et qu’il n’a aucune raison après tout de se croire supérieur à eux. Plus d’une fois donc, au détour de l’une ou l’autre page, on a clairement la sensation que Daniel Sada se fout de nous, et cette sensation inconfortable, cette manière pas toujours douce de nous remettre en place, est une source de plaisir de lecture assez intense. Foin de ces romans autoroutes comme il y en a tant. Sada se moque de nous, soit, mais c’est d’abord parce qu’il ne nous prend pas pour des imbéciles. Ce qu’il nous propose (ou plutôt nous impose) c’est d’être là : d’être assez vif, réveillé pour déjouer, détramer les fils d’un univers narratif piégé.
Il y a donc, informulé, mais réel, un contrat qui se signe inconsciemment entre l’auteur et le lecteur, à partir du moment où celui-ci décide d’accepter le jeu. Ce contrat implicite est, je crois, la meilleure preuve de la sincérité absolue de la démarche littéraire de Daniel Sada. Aucun effet « m’a-tu vus » ici, aucune virtuosité vaine, mais bien au contraire l’affirmation renouvelée d’une foi phénoménale en la littérature comme expérience digne d’être arpenté, comme quelque chose qui vaut, et qui doit valoir, tout simplement, le coût.

Un dernier mot, relatif à la disponibilité du corpus de Daniel Sada en français : à ma connaissance, seul deux livres sont traduits à l’heure actuelle, L’odyssée barbare donc, chez Passage du Nord-Ouest, ainsi que le beaucoup plus court L’une des deux (que je n’ai pas lu pour l’heure) chez Les Allusifs. Je ne peux que me lamenter de la non-traduction de Casi Nunca (Presque jamais), mais peut-être verra-t’elle prochainement le jour, si un (courageux, certes) traducteur allié à un (courageux, derechef) éditeur s’y collent.

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