Vies de cinéma
Dans un premier recueil de nouvelles subtil et enlevé, François Souvay invente une histoire parallèle du septième art qui ne manque pas d’éclat.
Il fut un temps, bien avant l’ère du tout numérique et de ses effets sans charme, où Hollywood méritait son surnom d’usine à rêves. Ce temps lointain, presque mythique, qui se confond avec celui de l’invention du cinéma, ne saurait être apprécié aujourd’hui que doré d’une certaine patine nostalgique, voire onirique. Une nostalgie qui permet aussi l’invention, l’humour et la fantaisie, car les anciens temps d’Hollywood, ceux qui correspondent en gros à la première moitié du XXème siècle, sont aussi des temps où le cinéma, quand bien même déjà une industrie, était encore cette forme nouvelle, pleine de promesse, qui célébrait les noces de la créativité et du divertissement de masse.
François Souvay s’empare de cet âge indéniablement révolu – où les chefs d’œuvres se mêlaient à des séries B qui, avec tous leurs défauts, n’en manquaient pas moins d’une certaine inventivité – pour composer un savoureux recueil de nouvelles débordant de réalisateurs aux destins tragiques ou risibles, d’actrices aux allures de femmes fatales ou d’énigmes insolubles, de producteurs véreux, de scénaristes qui se plagient les uns les autres, de chefs d’œuvres oubliés ou de navets dans lesquels pointent de surprenants abîmes métaphysiques.
L’épigraphe de Borges évoque « l’idée d’une coïncidence entre l’art et la réalité » et c’est un thème que le livre ne se lasse pas d’explorer. Ainsi, la prédiction macabre d’un fakir de film est prise au pied de la lettre par l’acteur Rex Lamont, qui finit par être « retrouvé sans vie dans la villa qu’il s’est fait construire » ; son « destin commun » est alors métamorphosé en « véritable parabole ». Polly Griffin, « petite femme invisible », écrit et parvient à faire valider par le studio où elle travaille comme secrétaire le scénario baroque et truffé de mises en abîmes d’un improbable film de science-fiction rétro-futuriste dans le seul but de séduire un collègue qui l’ignore et qu’elle convertit en personnage de sa fiction. Ailleurs, alors que le maccarthysme fait des ravages dans le marigot hollywoodien, les trahisons, dénonciations et lâchetés des uns et des autres se règlent mélodramatiquement par films interposés.
Les amours, autre thème récurrent, sont souvent frustrés, fantasmés, amers ou coupés à la racine. Sur une colline « qui domine Hollywood, se dresse encore un curieux édifice », qui semble « une réplique, en miniature, du fameux temple de Salomon » : il s’agit du mausolée que le réalisateur Vernon Gray, auteur de divers « mélodrames muets », a fait édifier en l’honneur de l’actrice Constance Flynn, laquelle eut son heure de gloire en jouant dans un péplum biblique où son personnage « accepte héroïquement son sacrifice au temple ».
La cinéphilie que s’invente François Souvay déborde de réussites tardives dans les carrières de réalisateurs qui avaient jusque-là œuvrés comme des tâcherons, elle offre même à un certain Stanley Foster, « qu’une certaine critique blasée avait tenté de réhabiliter », l’inédit privilège d’avoir réalisé un chef d’œuvre sans s’en rendre compte, en filmant autrement dit aussi mal que d’habitude, « dans cette forme de torpeur et d’absence au monde qui semble avoir été sa particularité ». Beaucoup des films que l’auteur imagine – aux titres évocateurs tels que La Carte de l’Atlantide, Un dernier verre, major ? ou La prophétie du crime – sont des productions du mystérieux studio « Olympic Movies », une Olympe de la pellicule dirigé par un certain Elmer Polack (Souvay a le talent de donner à ses personnages des noms qui se tiennent adroitement à cheval sur la mince ligne qui sépare le probable de l’improbable). C’est pour le compte de cette firme que travaille l’acteur d’origine russe Victor Green, « une sorte d’altesse exilée qui avait retourné son destin en sa faveur en jouant les laquais ». Ses apparitions fugaces dans un éternel rôle de majordome ont le don de doter les films où il joue d’une profondeur et d’une ironie subtile qui leur aurait fait défaut sans sa présence.
Souvay se permet également quelques incartades sur d’autres territoires, tout aussi riches que la grande machine hollywoodienne : « Le Chemin du thé » nous offre ainsi une réjouissante parodie d’Ozu à travers la figure du réalisateur Ginjiro Fukima, « spécialiste du shomin-geki (genre cinématographique japonais mettant en scène le quotidien, les gens banals) ». Plus loin, l’écrivain nous emmène en Italie, terre promise du nanard érotico-fantastique, en nous racontant par le menu la carrière de Fausto Santi, qui commence par réaliser un « film cérébral et introspectif », avant de finir par tourner à la chaîne des navets fauchés sous le pseudonyme de Steve Fowley, suivant ainsi « un itinéraire spirituel qui l’a conduit vers une épure générale de son cinéma ».
François Souvay – Ciné-club [Champ Vallon, 300 pages, 21 euros]