A.L. Snijders – N’écrire pour personne


Peaux de bananes métaphysiques

***
A.L. Snijders – N’écrire pour personne [Traduit du néerlandais par Guillaume Deneufbourg – Editions de L’observatoire 2017]






Article écrit pour Le Matricule des anges

N’écrire pour personne, c’est un peu écrire pour tout le monde. C’est fuir la posture de l’homme de lettre et s’offrir une rare liberté, comme s’il était possible d’écrire avec désintéressement. C’est en tout cas suivre son bon vouloir, sa fantaisie et n’avoir pas peur de mettre un doigt ironique sur les apories qui nous soutiennent. Se pencher avec un regard amusé sur tout ce dont nous nous servons trop souvent comme d’un bien pratique bâton où prendre appuis. C’est aller à rebours des évidences trop facilement acquises et de faire ainsi, l’air de rien, feu de tout bois.

A.L. Snijders, la soixantaine venue, après une carrière d’enseignant et de journaliste, s’est mis à écrire quotidiennement ce qu’il nomme des « toutes petites histoires » et à les envoyer par mail a ses amis. De là est né le fascinant projet de ce livre. Snijders s’y montre joueur et comme tout bon joueur, il joue sur tous les plans, d’une miniature à l’autre qui sont autant de bananes sous nos pieds conformistes. Ses textes tiennent de l’exercice autobiographique et de la réflexion métaphysique, de la farce et du koan zen, de l’exercice délibérément contradictoire et de l’anecdote faussement cryptique. Tel un philosophe modeste à la justesse implacable, qui depuis son quartier paisible observe le réel avec l'exactitude que lui donne sa position marginale, il prend les objets du monde – des objets qu’il tire de son passé, de son présent, de ses lectures, de ses observations – et les pétrit, les tord, les fait rentrer dans des cases qui n’étaient certainement pas celles prévues à l’origine. Qu’il parle d’un épisode de son enfance, de membres de sa famille ou de lieux anonymes, il garde toujours un grand sens de l’économie narrative, ce qui ne l’empêche de se permettre les plus surprenants virages, faisant de l’association d’idées (faussement arbitraire) une de ses technique fétiche. Entourloupe plus que technique, d’ailleurs, chez quelqu’un qui semble chercher à nous mener en bateau pour mieux nous aider à penser, mais sans jamais donner de solutions trop évidentes. Snijders n’est pas là pour résoudre les paradoxes qui s’offrent à nous, mais pour nous faire apprécier au contraire la richesse de leurs frottements. Il se fait ainsi maître de l’aphorisme déstabilisateur : « un souvenir n’est que l’enfant de putain du tripot qu’est notre cerveau » ; « je vois avant tout la mort comme une bête tranquille qui attend son heure, sans s’intéresser aux variations de nos pas de danses ». Ailleurs, il tire de la vision d’une performance artistique une morale inattendue, relit Pouchkine dans le sens contraire du poil, raconte une anecdote où « un professeur de tennis révolutionne la psychiatrie », cite le haïku d’un Kawabata dubitatif au lendemain du Nobel, fait de l’échec d’un rapport avec une prostitué une réflexion sur le sens du mot « délicatesse », s’interroge sur l’attribution peut-être erronée du génie en se moquant gentiment de « l’homme de culture », se fait parfois conciliant pour mieux asséner les coups ensuite. « Même si je ne crois que ce je vois, je tiens compte des autres points de vue », dit-il ainsi dans une de ces phrases à double-tranchant qu’il affectionne particulièrement. Son aisance dans l’écriture, qui l’amène à mélanger avec une facilité déconcertante les concepts philosophiques, les anecdotes quotidiennes et les grands évènements historiques sur un ton badin ne se fait pas sans une certaine méfiance face à ses propres dons. La rigueur de son regard ironique est une sorte de constante chez lui, une éthique peut-être. Ainsi finit-il par dire, tandis qu’il évoque une relation amoureuse : « l’amour est une femme excessivement distinguée et, à côté d’elle, les mots ne sont qu’une serveuse toute en vulgarité. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire