Joël Cornuault – Les grandes soifs

 

L’imagination au pouvoir

Dans un livre flâneur et sensible, Joël Cornuault nous invite à célébrer simplement, au quotidien, les noces du réel, jamais avare en surprises, et de notre fantaisie créatrice. 

 


 

 

Les grandes soifs du titre de ce recueil composé de brefs essais, d’observations in situ, de souvenirs, d’hommages et de réflexions diverses n’ont rien de telluriques, elles sont en apparence modestes mais pas moins essentielles. Il s’agit pour l’auteur, « en remuant ces images et ces idées gyrovagues », de revenir « vers un unique foyer de rumination : ce qui nous semble faire la beauté d’un donné géographique – ce qui le rend à nos yeux attirants, surprenant, habitable –, est le fruit d’innombrables combinaisons qui s’établissent entre l’esprit et les choses vues ; entre ce que nous ressentons et ce qui existe hors de nous, dans le monde matériel ». Cette longue citation permet d’entrevoir la poétique qui sous-tend non seulement ce livre mais une bonne partie des écrits de Joël Cornuault, lequel – ce n’est pas un hasard – est à la fois un grand connaisseur de l’œuvre d’Élisée Reclus, ce « géographe et géophile » qui savait avoir « l’imagination heureuse », et le fondateur d’une revue justement intitulée Des pays habitables.

Au fil des pages, selon l’humeur d’un agréable coq à l’âne moins capricieux qu’il n’y paraît, l’auteur revendique un certain nomadisme poétique, un goût pour le déplacement et l’observation des magies partielles qui nous entourent, mais en gardant toujours à l’esprit que « la liberté n’est pas conditionné par la distance » et que tant qu’à jouer les écrivains voyageurs, « le mieux est de mettre le plus de temps à parcourir le moins de kilomètres possibles ». À quoi bon épuiser les sentiers photogéniques d’un bout du monde globalisé alors même que la « géographie visible » est aussi « faite d’imagination » (un maître mot pour l’auteur), et que cette dernière, certainement, c’est-à-dire notre capacité à investir le réel de façon sensible, n’a nul besoin de prendre l’avion pour se mettre en branle.

Cornuault, néanmoins, n’a rien d’un pamphlétaire et sa prose élégante, toujours fraîche, jamais surplombante, dont l’érudition naît avant tout du plaisir – un plaisir enfantin, pourrait-on dire, et revendiqué comme tel par l’auteur –, est avant tout au service de son lecteur, avec lequel il crée en toute naturalité une complicité immédiate. Il s’agit de suggérer quelques idées qui permettent de ne pas se résigner à un monde dominé par l’utilitarisme et la marchandisation. Bref, de le rendre décidément habitable en pratiquant une rêverie alerte, les sens en éveils.

Que ce soit en flânant dans les rues d’un village, en découvrant chez Michel Butor un inattendu « poète ascendant », en se remémorant les bancs des squares parisiens, en guettant aux coins des rues le « lyrisme des ferronneries » et leurs belles « efflorescences » à même d’offrir à la ville ce « teint de rêve » que réclamait Breton, en rendant hommage à un ami disparu aussi discret que singulier ou à un kiosquier perdu sur une île grecque, Joël Cornuault est fidèle à une volonté d’émerveillement et d’utopie – non exempte, parfois, de mélancolie – héritée de ces maîtres revendiqués : Breton et Reclus, comme on l’a dit, mais encore Charles Fourier, utopiste en chef. Autant de personnalités « qui ont pris la bonne habitude de vadrouiller » et savent « s’émerveiller de la configuration du monde physique ».

S’il apprécie le goût, chez Roger Caillois, des « pierres curieuses » et des formes que par analogie l’œil fureteur y décèlera, il lui préfère la curieuse approche d’un certain Jules-Albert Lecompte, un « spiritualiste résolu » qui, au XIXème siècle, défendait l’idée que « les pierres à figures sont des objets émus ». Ce serait ainsi l’esprit du promeneur qui, « émotivement choqué », aurait gravé des formes inattendues « là où la structure du caillou ou du rocher le permettait ». Là où un esprit scientifique volant en rase-motte ne verrait dans un tel discours qu’un vertige délirant, Cornuault voit au contraire une intelligence du sensible qui se déploie à l’intersection même de l’imaginaire et de la matière.

Car l’art de la promenade – comme celui du « lapsus lectionis » qui consiste, sans le vouloir, à lire un mot à la place d’un autre et inventer sur le pouce de beaux objets trouvés – est chez notre auteur une pratique raisonnée, modestement théorisée, qui permet, si l’on veut bien se prêter au jeu, de belles découvertes, qu’elle soit « régulière », « répétitive » ou qu’elle relève du « furetage intrigué ». La « promenade rétrospective », quant à elle, est une catégorie à part qui mérite qu’on s’y arrête un peu plus longtemps : il s’agit, en retournant sur les lieux de l’enfance (à condition qu’ils n’aient pas été « modifiés du tout au tout »), de tenter, pas toujours avec succès, de voyager dans le « temps intime » des premières impressions, de « réactiver très intensément des souvenirs personnels venus du monde des disparus et des ombres ».

Ainsi, les grandes soifs qui agitent Joël Cornuault et qu’il nous invite généreusement à partager sont à portée de main, il ne tient qu’à nous de vouloir s’en saisir.

 

Joël Cornuault – Les grandes soifs [Le Cadran ligné, 124 pages, 16 euros]

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