Iosi Havilio – Petite fleur (jamais ne meurt)


Le don de la vie en suspens

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Iosi Havilio – Petite fleur (jamais ne meurt)
[Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud – Denoël,2017]





Article écrit pour Le Matricule des anges

« Sur le même plan d’une incroyable netteté, la raison et la folie se partageaient ma conscience à quelques mètres de distance. » Un homme perd son emploi car son lieu de travail est victime d’un incendie. Forcé par des circonstances dont il aurait sans doute préféré se passer, le voici converti en homme au foyer. S’il n’y avait sa fille âgée d’un an tout rond, il tomberait facilement dans la dépression, le laisser-aller. Il lui faut trouver de quoi s’occuper. Sa compagne – qui a dû, elle, reprendre un job dont elle aurait également préféré se passer – lui assigne une première tâche idiote, histoire de le remettre sur les rails : trier les vieux CDs, objets désormais obsolètes dont la manipulation aura pour José, le nouvel « homme au foyer », une double conséquence. D’une part réveiller son vieux goût pour la musique, n’importe laquelle, du classique au rock, avec peut-être un peu de nostalgie, un des effets les plus évidents et efficaces qu’a la musique sur les hommes ; d’autre part, l’amener à s’inventer toutes sortes d’activités, dont celle de faire un potager. Ce qui le poussera à emprunter une pelle à son voisin, un certain Guillermo, une « personnalité écrasante » qui vit dans une maison refaite à neuf au mobilier dernier cri. Ce voisin est fan de jazz et, tandis que le simple emprunt d’un outil se transforme en soirée dégustation de bon vin à l’écoute de quelques-uns de milliers de CDs de cet aficionado monomaniaque, une chose à lieu : un déclic se produit chez José, prit soudain d’une sorte de rage, lorsque résonnent les notes doucereuses d’un classique de Sydney Bechet, « Petite fleur ». S’emparant de la pelle, il l’abat sur son voisin et la lui plante dans le cou. L’effet de la musique est maintenant tout autre.

Mais voilà : ce roman n’est pas le banal drame social d’un type qui, se retrouvant soudainement éjecté d’une routine qui bon an mal an lui servait de repère, pète les plombs et commet l’irréparable. Petite fleur (jamais ne meurt) n’est pas cela, car dans ses pages, justement, l’irréparable apparaît soudain comme tout à fait réparable. Sans conséquences. De même que la fleur de la chanson, Guillermo, le voisin, ne meurt pas, bien au contraire : il semble être une véritable machine à ressusciter. Dès lors, quand bien même ne se sentant pas dans son assiette le jour qui suit son forfait, José, notre « homme au foyer », une fois qu’il aura accepté que son voisin est toujours en vie et ne semble ne se souvenir de rien, va prendre l’habitude de le tuer régulièrement, à chaque nouvelle fois qu’il entend, dans le beau salon de son voisin, un des 125 versions que possède celui-ci du thème de Bechet. Il variera les armes, pourquoi pas.

Cette première traduction française de Iosi Havilio, auteur argentin à l’œuvre déjà remarquable, se réapproprie avec finesse la tradition fantastique. Mais ce qui pourrait se construire autour d’une dialectique un peu simplette entre « raison » et « folie » prend une autre tournure, car Havilio s’autorise « quelques mètres de distance » : ce n’est pas le voisin, Guillermo, qui serait une sorte de monstre capable de ressusciter à l’envie, mais bien José, le narrateur, qui possède un don, celui de tuer sans que cela n’ait le caractère définitif de la mort. Tous ceux qu’il tue, hommes ou pigeons, deviennent automatiquement des ressuscités. L’occasion, peut-être de se créer une nouvelle routine, puisque après tout « l’habitude attire l’habitude comme le soleil les planètes. » Ainsi notre héros, que l’aboulie menaçait, se retrouve pour ainsi dire transformé, il ira très souvent rendre la pelle à son voisin, tandis que son couple semble partir à vau-l’eau. Plutôt que l’ange du bizarre, flotte dans ce court roman à la prose aussi fluide que subtile une drôle de vie, ironique certainement, qui pour ainsi dire et pour citer le texte en exergue, d’un autre très bon auteur argentin, Fogwill, « continue en suspens ».

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