César Aira - Alejandra Pizarnik : un pur métier de poète


La poésie dans et au delà du mythe

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César Aira - Alejandra Pizarnik : un pur métier de poète [Ed. de Corlevour, 2014 - Trad. Susana Peñalva]






Quitte à ajouter un sous titre à la publication française de cette fine et parfois provocante analyse de l’œuvre de la poétesse argentine (quand bien même le mieux eût été de s’en dispenser), on aurait préféré, plutôt que ce « un pur métier de poète » à l'allure un peu trop didactique, quelque chose comme « la dernière poétesse ». À défaut d’être élégant, c’eût été plus en accord avec l'approche à contre courant proposée par le texte. Car il y a bien, en effet, quelque chose de définitif tant dans la poésie comme dans la personne et la vie d’Alejandra Pizarnik, prototype presque trop parfait pour être honnête de la poétesse maudite dont l’œuvre, faite essentiellement de poésies très brèves, a projeté l’idéal de perfection jusqu’à de dangereux abords ; abords où un certain romantisme tragique pouvait à tout moment frôler le ridicule. C’est là un des aspects essentiels de la vie et de l'œuvre de Pizarnik – indissociables pour cette bonne héritière du surréalisme - que César Aira se charge de disséquer, d’expliquer, parfois aussi de contrecarrer, dans un court essai qui n’est en réalité que la compilation sous forme de livre d’une série de cours donnés par le prolixe écrivain (dont c’est le premier écrit critique à connaître une traduction française) dans un centre culturel portègne en 1996 ; d’où un ton détendu et fluide.

Alejandra Pizarnik, la dernière poétesse, disions-nous. Affirmation péremptoire à ne pas prendre au pied de la lettre et qui s’explique pourtant aisément pour peu que l’on y regarde de plus près. Son œuvre, extrêmement condensée, condamnée à la forme courte, ne l’est pas seulement parce que la poète mourut à trente six ans et ne put pas dès lors jouir d’un temps suffisant pour écrire plus, mais bien parce qu’elle répondait à un tel idéal de qualité entendu comme absolu préalable à tout le reste (en premier lieu à l’écriture même), qu’il n’y avait dès lors d’autre possibilité que cette tension vers une perpétuelle réduction des moyens.

La poésie de Pizarnik – au delà de ses qualités - à peine née, à peine écrite, semble d’une certaine façon déjà morte d’être tellement parfaite. La seule chose qui peut la maintenir en vie, c’est-à-dire maintenir l’écriture en marche, nous explique Aira, c’est la poète elle-même, ou plus exactement elle-même en tant que mythe, partie intégrante de l’œuvre. D’une certaine façon, chaque nouveau poème était le dernier poème, ou pour le moins un pas de plus vers l’épuisement définitif de la combinatoire (thématique et idiomatique) dont était faite toute son œuvre – combinatoire qui était l’œuvre - ; à base de « nuits », de « tristesse », de « reines folles », d’ »aube », d’ »enfants », de « naufragées », etc…

Au fond, tout art répond d’une manière ou d’une autre à une combinatoire, nous explique encore Aira ; combinatoire qui se donne dès les premières œuvres (du moins dans l'art moderne, notre époque "post" ayant compliqué les choses). Mais cette vérité, chez Pizarnik prend une teinte extrême. Avec pour résultat, une fois la poétesse morte, d’en figer l’imagerie romantique ; de congeler un mythe qui – tant que la poétesse était vivante – donnait vie à l’œuvre. Une fois que celle-ci n’est plus là pour justifier en chair et en os la mythologie qu’elle s’était elle-même créée afin de pouvoir continuer d’écrire, les « enfants égarées » et autres « petites naufragées » qui peuplaient ses poèmes se transforment en prêt à penser pour critiques et lecteurs pressés. Le mythe se mord la queue, la poète se retrouve prise à son propre piège et se transforme inexorablement en cliché.

L’idée de « mythe personnel » est une constante de la pensée d’Aira ; un concept indissociable de l’œuvre elle-même, qui la précède, l’inclut autant qu’il la conditionne. Ainsi, l’œuvre, dans sa manifestation extérieure (chaque nouveau livre), est avant tout document (dans le sens où les surréalistes étaient obsédés par cette notion). C’est le procédé qu’il s’agit de documenter, toujours en cours, l’œuvre – plus qu’un résultat - n’en étant dès lors qu’une émanation. Celle de Pizarnik inverse le rapport entre procédé et résultat puisque chez elle le résultat (la qualité, qu’elle transforme en condition sine qua non de l’écriture et non en possibilité éventuelle) est un point de départ non négociable. Ainsi, prise au piège d’une exigence de perfection qui l’obligeait à avoir recours à une combinatoire nécessairement réduite, et qui de plus frôlait en permanence la stérilité par un emploi excessif de mots à l'abstraction trop nette tel que "rien" ou "tout", des mots toujours disposés à sonner creux, elle était dès lors condamnée à l’épuisement progressif de ses ressources.

Ce qui fait aussi l’intérêt de l’essai d’Aira, certainement pas avare en digressions comme s'il s'agissait d'une conversation, c’est que l’étude de l’œuvre de Pizarnik ne sert parfois que de prétexte pour mieux s’attarder sur des thématiques qui – comme c’est souvent le cas dans les essais d’écrivains – éclairent sa propre œuvre (il en est de même dans un autre essai, non traduit, consacré à l’œuvre de Copi).

L’étude des procédés du surréalisme, influence première voire unique d’Alejandra Pizarnik, est au cœur de cet essai. Aira – qu’on taxe lui-même un peu à la légère de surréaliste, mais qui n’y a pas moins puisé plus d’une fois – n’y va pas par quatre chemins pour en démonter les apories et les contradictions. Il ne s’agit pourtant pas tant d’en faire une critique raisonnée que de se pencher de près pour mieux voir ce que l’idéal surréaliste – un mouvement qui dès le début sembla disposé à se convertir en sa propre caricature – pourrait bien cacher dans ses coutures, parfois grossières. Un « système de lecture », par exemple, le surréalisme devenant un véritable « réorganisateur de bibliothèque ». Mais encore une collection de procédés où il fait toujours bon fouiller de temps à autre, avec circonspection peut-être.

Aira lit les vers condensés de Pizarnik à partir de la loi de « distance maximale » entre deux termes de l’écriture automatique (rappelez-vous : la machine à coudre d’un côté, la table de dissection de l’autre, et paf !, la rencontre fortuite…), à partir surtout de l’impossible idéal de « pureté » à laquelle celle-ci prétendait. Pizarnik semble écrire une poésie faisant montre de la même densité que les surréalistes prétendaient obtenir de l’inconscient, alors même que chacun de ses vers est extrêmement travaillé et ne répond dès lors pas du tout aux prétentions « objectives » de l’automatisme surréaliste. Paradoxalement, nous dit Aira, c’est un peu comme si à sa façon elle vidait l’écriture automatique de son automatisme, remplaçant la soi-disant « objectivité » par une subjectivité à toute épreuve qui - comme nous l’avons dit - est le moteur même de son écriture.

Pour résumer en quelques mots ce qui fait toute la pertinence de l’essai d’Aira, c’est qu’alors que les lectures de l’œuvre de Pizarnik se font généralement depuis l’angle de la « poète maudite », lui choisit – ce qui de sa part n’a rien d’étonnant – de l’aborder depuis l’angle du processus de création et de la forme, ainsi que des apories de l'idéal artistique de pureté. Pour Aira, de toute façon, l’art est avant tout forme. Et dans les cent petites pages de ce livre, il le montre avec ce mélange de rigueur, virtuosité, provocation et fantaisie qui fait aussi le sel de ses propres romans.



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