Nous ne sommes rien, mais ce que nous cherchons est tout

A propos de Jérôme de Jean-Pierre Martinet [Finitude 2008]




« Il fallait continuer à avancer, dans ce désert, sans attendre le moindre encouragement, sans espérer le moindre répit. De toute manière, je n’étais nullement décidé à renoncer : on ne s’arrête pas en route pour un oui ou pour un non si l’on a décidé d’explorer vraiment la région des glaces, on ne revient pas en arrière. On avance, immobile, muet, avec dans le regard la stupeur de ceux qui marchent vers leur propre mort et le savent fort bien. »
Celui qui parle, pense ou soliloque ainsi, celui qui avance encore, qui avance toujours, attiré au devant de sa propre tragédie comme un aimant, celui que le lecteur suit comme plongé en apnée dans les eaux révulsées d’une mer à la salubrité douteuse voire inquiétante, c’est un certain Jérôme Bauche. Un Jérôme Bauche qui, cela va de soi, n’est sûrement pas un célèbre peintre flamand né en 1450 à Bois-le Duc, mais tout autre chose, oui, tout autre chose : par exemple un type bizarre de 150 kilos, la quarantaine, désespéré, plongé dans un chaos révulsif de corps et d’angoisse qui n’est pas sans évoquer une version contemporaine de l’enfer effrayant, grotesque, alégorico-picaresque et étouffant peint par un certain Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch il y’a de cela quelques siècles.
Cette errance, cette fuite en avant, cette tragédie grotesque, c’est celle que lira donc celui qui - sans avoir peut-être bien conscience de ce dans quoi il met les pieds – se lance à l’assaut des quasi 500 pages chargées jusqu’à la gueule de Jérôme, deuxième roman de l’écrivain français Jean-Pierre Martinet (1944-1993), publié initialement en 1978 aux éditions du Sagittaire dans une indifférence que l’on qualifiera sans hésitations aucune de générale et finalement réédité 30 ans plus tard en 2008 par Finitude dans une indifférence cette fois relative.

« Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il n’est arrivé nulle part », écrivait l’auteur sur lui-même en 1988, et déjà tout était dit : Jean-Pierre Martinet meurt en 1993, rongé par l’alcool, après être, tel son personnage Jérôme, retourné vivre chez sa mère à Libourne, où il s’est réfugié, lassé de ses successifs échecs, échec dans le cinéma, échec en littérature, et même échec comme kiosquier. Et puis aussi, puisque nous y sommes, autant régler la chose immédiatement avant d’aller plus avant : Martinet est le prototype de l’auteur maudit, de l’artiste du mal être dont la biographie colle comme un gant à l’œuvre. Il aurait tout de l’écrivain culte potentiel, si ce n’était que son œuvre était bien trop dure, bien trop rétive pour se laisser amadouer par ce genre de récupération romantico-médiatique. Martinet ne fut rien durant sa vie, il n’est pas beaucoup plus mort, si ce n’est – vivant ou mort – la place qu’il occupera dans l’esprit de ceux, certes peu nombreux, qui l’auront lu et apprécié. Car, évidemment, la lecture d’un livre comme Jérôme ne laisse pas indifférent, c’est le moins que l’on puisse dire, dans le jargon publicitaire on dirait sans doute qu’il s’agit là d’un roman « clivant ». En d’autre terme, ça ne plaira pas à tout le monde, ce qui au fond et si on y réfléchit bien est une affirmation paradoxale tant il s’agit là d’un de ces livres qui se positionnent bien au-delà de tout jugement du type « j’ai aimé, j’ai pas aimé ».
Car Jérôme, avant tout, qu’est ce que c’est ? Et bien, en premier lieu c’est une décharge électrique que le lecteur se prend en pleine gueule. Un uppercut, une grande claque sur ta petite joue qui n’en peu déjà plus mais. On pourrait fatiguer à n’en plus finir la liste des adjectifs les plus frappants ou contondants, on pourrait hyperboler jusqu’à plus soif que cela n’y changerait rien : Jérôme c’est un flux imparable, inépuisable, indomesticable, de noirceur, de violence tour à tour contenue puis lâchée dans la foire d’empoigne du vivant, du monde - appelez ça comme vous voulez ou pouvez - c’est une errance halluciné qui ne saurait avoir qu’une fin tragique ou qui ne saurait jamais s’achever, ce qui ici reviens peut-être bien au même. Jérôme de ce point de vue s’avère pour le lecteur une expérience souvent limite, parfois franchement insupportable. Et pourtant, ô combien fascinante !

Jérôme
c’est une langue, un rythme, le rythme d’une langue magistrale et effrayante, une langue qui loin de tout lyrisme lourdaud, inutile ou redondant, n’est pourtant ni sèche ni avare en métaphores de tous type. Au contraire, c’est une langue baroque, puissante, pleine de verve. Jérôme c’est la quête incessante de l’abjection, la pérégrination en temps réel d’une âme meurtrie, condamné à s’enfoncer ad nauseam dans le mépris de soi, condamné à détruire pas à pas et méthodiquement tout espoir, toute foi en quoi que ce soit qui pourrait rendre la vie acceptable. Jérôme, on l’aura compris, est un livre absolument et totalement désespéré, tragique. Et pourtant, derrière, quelque part, survivent, exsangues mais vivaces, quelques traces d’autre chose, d’un autre livre identique mais comme légèrement différent, un livre où le grotesque ne se contenterait pas d’affleurer, mais s’installerait durablement, prendrait ses aises pour venir tout dynamiter, à commencer par la tragédie même qu’il narre, ouvrant la voix pour le lecteur à quelques salutaires éclats de rire. Un rire certes un peu inquiet, un rire pour faire baisser la pression, l’indispensable soupape pour ne pas devenir fou, genre « politesse du désespoir », etc., etc. Ainsi de certaines des scènes les plus fascinantes et si j’ose dire « réjouissantes » du livre, par exemple celle du repas que prend Jérôme chez son ancien professeur Mr Doussandre : « Vous voyez ce tube, mon cher Jérôme ? Et bien, par une simple pression de mon pouce et de mon index, j’en fais jaillir une superbe crème d’anchois, bien marron, bien gluante, on dirait de la merde, oui, n’est ce pas merveilleux ? Maintenant, je dépose cette merde dans votre assiette, et je vous dis : Jérôme mangez-la". Ceci n’est pas mon corps, ceci n’est pas mon sang, non, voyons mon cher, ceci est ma merde, et je vous propose de la manger. C’est dans ces moments où Martinet parvient à briser dans l’œuf l’inquiétude christiquo-dostoïevskienne de son personnage dans un grand rire salvateur, un rire qui a l’intelligence, la pertinence mais aussi la dureté, l’acuité de celui d’un Gombrowicz que Jérôme pend soudain une autre dimension. C’est dans ces moments que le lecteur peu enfin respirer, prendre une grande bouffée d’air avant de replonger. Oh, bien sûr, ces respirations ne sont que passagères, et la farce vite redevient ce qu’elle a toujours été : une tragédie irrémédiable.



Ainsi, on peut entrapercevoir deux ou trois directions s’interpénétrant dans le roman de Martinet : l’une, nous l’avons dit, dostoïevskienne, celle de l’inquiétude christique d’un Jérôme en Raskolnikov, assassin coupable du meurtre par strangulation du pauvre Monsieur Cloret, l’autre gombrowiczienne, donc, celle de la farce absolu, du règne sans partage du grotesque, de l'immaturité et de la lutte impossible contre la Forme, et enfin celle d’une baroquisation des élément fictionnels, travestissant notre Jérôme Bauche en Quichotte errant dans une Mancha personnelle, qui revêt ici les « couleurs » grisâtres et brumeuse d’une banlieue parisienne ponctué de terrains vagues et de bistrots défraîchis. Cette baroquisation, ce n’est pas tant celle, contrairement à ce que j’affirmais plus haut, de la langue, que celle du réel tel que le perçoit Jérôme durant son errance : les barrières entre perception subjective et objective s’effondrent, réalité et fiction se fondent en un tout étouffant où le lecteur n’a pas d’autres possibilités que de suivre le flux du cerveau « dérangé » du narrateur, ce Jérôme tragico-picaresque. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si la métaphore de la vie comme théâtre, métaphore classique de la pensée fictionnelle baroque, s’affirme plus d’une fois comme l’un des multiples leitmotivs qui parsèment le récit.
Dans son essai Fictions baroques, Carlos Gamerro écrit justement : « caractéristique du baroque est son attachement, voire son addiction, au jeu d’interchanger, plier ou mélanger [...] les plans distincts qui composent la réalité : fiction/vérité, tableau/modèle, copie/original, reflet/objet, imagination/perception, imagination/souvenir, rêve/veille, folie/clarté d’esprit, théâtre/monde, œuvre/auteur, art/vie, signe/référent. La réalité baroque n’est jamais celle d’un seul des termes de ces oppositions, elle n’est pas, par exemple, la réalité de l’objet face à l’irréalité de son reflet dans un miroir, celle du modèle face au tableau, mais plutôt le composé caléidoscopique, toujours changeant, qui surgit de toutes ces combinaisons et croisements. C’est une hyper-réalité complexe, inquiète et, surtout, auto-contradictoire et inconsistante. » [1]

Jérôme donc, le personnage (ou double, ou versant noir, ou … bref) de Martinet erre dans une « hyper-réalité » baroque qui est celle de son cauchemar éveillé, un univers où réalisme cru et fantasme plus ou moins formulé se mêlent, formant un tout halluciné qui ne cherche nullement à trier le bon grain de l’ivraie. Sommes nous à Paris, en banlieue, à Gennevilliers ou à Darovima, cette autre impossible banlieue cossue, perdue là-bas, quelque part au-delà de Saint Cloud, vers laquelle marche, rampe notre Jérôme afin d’y retrouver la mythique, chimérique et nubile Paulina Semilionova ? La ville de Paris d’ailleurs ne dérive-t’elle pas, comme le souligne dans son prologue Alfred Eibel, vers Saint Petersbourg, jusqu’à ce que les deux villes en finissent par se confondre dans la blancheur insupportable de la neige, alors que le Tsar de toutes les Russies n’est rien d’autre qu’un clochard vautré dans le caniveau ? Tel un Quichotte donc, Jérôme Bauche prend parfois ses rêves pour des réalités, mais il serait difficile d’affirmer qui est la vessie, qui est la lanterne, et d‘ailleurs peu importe, puisqu’il n’y a au fond ni vessies ni lanternes, mais un monde qui est vessie, qui est lanterne, et qui est aussi toutes les possibilités intermédiaires. Dans ce livre, le monde - la ville, les gens, les lieux - se reflète dans un miroir qui est celui de la perception nécessairement faussée, univoque, de Jérôme, et à partir de là, dans cette nouvelle et sordide Mancha, objet, reflet, vérité, mensonge, souvenirs ou sensations réelles ou apocryphes, vivant vraiment vivant ou vivant à priori plutôt mort ou mort vivant, toutes ces distinctions bien gentilles peuvent toujours partir avec l’eau du bain, bye-bye et bon vent !

Cette irréalité, ou cette réalité altérée, ce jeu de miroirs, ce grand spectacle de théâtre où la visibilité n’est pas toujours des meilleures (Jérôme, de son propre aveu est « né sur un strapontin, avec une mauvaise vision du spectacle »), c’est avant tout celle de l’inquiétude, de l’angoisse, voire de la paranoïa. C’est une vision altérée d’abord par une forme de fantaisie morbide, de désir de fuir le réel, puis ensuite par la paranoïa et le doute intégral qui s’empare régulièrement de Jérôme. Son théâtre de carton est tout aussi solide (on n’en sortira pas, jamais, de ce monde-là) qu’il est fragile, car rongé par cette paranoïa qui à la foi l’ancre encore plus dans le sol chimérique de cette ville évanescente et fantasmagorique, et à la foi le met en doute, le tourne en ridicule. Jérôme, c’est entendu, est un Quichotte qui à conscience du ridicule et qu’y s’y vautre, comme il se vautre dans toute forme d’abjection, notamment sexuelle. Et l’on revient là d’ailleurs vers son aspect (post-) dostoïevskien, celui d’une recherche de l’abjection comme seul palliatif face à l’impossibilité de la transcendance, comme un rédemption par le bas, une rédemption dans le caniveau, barbotant dans la pisse, et la merde, éjaculant un foutre épais sur les cheveux de la jeune Lisa, version laide, triste et accessible de cette inaccessible Paulina Semilionova, cette jeune fille qui hante les désirs de Jérôme, mi Dulcinée, mi vierge effarouché, mi pute qui se donne à tous, sauf bien évidemment à lui, Jérôme, le gros tas, celui qui préfère jouer les idiots plutôt que d’avoir à s’assumer face à une société qui le rejette.

« …cette troupe ne se composait que d’un seul comédien : Jérôme Bauche. Capable de jouer tous les rôles, certes, de l’assassin tourmenté à la prostituée angélique, et cela pour un salaire de misère ». Le Jérôme de Martinet est un théâtre aux miroirs déformés par l’angoisse, le désespoir ou la folie, une pérégrination qui n’avance pas (combien de fois a t’il l’impression d’être retenu, Jérôme, d’être coincé, empêtré dans les pattes de ceux qui croisent son chemin, ceux qui forment la galerie des monstres de ce livre qui lui aussi est un monstre ?). C’est un grand récit qui n’en est pas un, une épique sans épique, une parade grotesque où tel un anti-monsieur Loyal tragique, notre Jérôme annonce et tient tous les rôles. Il y’a Mamame, sa propre mère, vieille, alcoolique, haineuse qui se demande encore pourquoi elle à mise au monde ce sale, ce gros, cet idiot de fils ingrat. Il y’a Monsieur Cloret, qui prétend aider Jérôme, mais que celui-ci va étrangler, avant de clouer les pieds du cadavre au parquet de la salle à manger lors d’un simulacre macabre de repas. Il y’a encore Monsieur Doussandre, son ancien professeur, désespéré lui aussi, et qui projette son suicide dans 43 jours, il y’a aussi Bérénice, la pute au grand cœur vautrée dans son grabat de vieux foutre, la seule qui peut-être pourrait ou voudrait aimer Jérôme, mais il est déjà trop tard, beaucoup trop tard pour ça. Il y a encore les jeunes filles du collège Semivolsky, que Jérôme soudoie ou cherche à soudoyer pour qu’elles le tripotent ou plus selon affinité, dans les couloirs et les recoins odieux du passage Natenska, labyrinthe souterrain où le Minotaure serait toutes ses silhouettes patibulaires, qu’on entraperçoit à peine, cachées derrières des poteaux et des colonnes moisies. Et il y’a bien sûr Paulina Semilionova, l’inaccessible, l’absolue, la jeune fille innocente, absolument pure, ou la putain, parfaitement impure, et puis il y a, enfin, Solange, l’âme damné de Jérôme, son double hypothétique, comme une voix intérieure, castratrice, démiurgique, ce que vous voudrez, celle qui fixe les règles, celle qui déjoue et détruit tout espoir, toute velléité …

C’est un théâtre, une farce, une fuite en avant, en arrière et sur les côtés, et tout ce petit monde, c’est celui de Jérôme Bauche, c’est celui qui vit et grouille dans sa tête. La langue de Martinet déploie dès lors plus d’un tour pour la faire vivre cette foire aux monstruosités, tour à tour gouailleusement célinienne ou sèchement, minimalement beckettienne, revenue de tout et de tous, c’est elle la langue, la star absolue de ce livre incroyable et abject, c’est elle qui , démiurgique, sans limitations, met en scène, fait résonner le délire absurde et lucide de son Jérôme Bauche, celui qui - pour paraphraser la citation d’Hölderlin que l’on croisera quelque part - n’est rien, mais cherche, pourtant, tout. Mais que pourrait-il trouver, lui qui n’est déjà plus rien d’autre qu’un mort vivant ? Il n’y a rien d’autre à faire, dès lors, que d’inspirer un grand coup et de plonger tête la première dans cet enfer, et de l’accompagner, lui, Jérôme, ce Raskolnikov, ce Molloy, ce Bartelby de la vie, cet Oblomov mort-vivant, et traverser le pays des morts et de l’illusion, en frissonnant.
Et n’attendez pas que les lumières se rallument, car personne n’allumera les lampes, elles sont depuis trop longtemps noyées dans la fange.


[1] Carlos Gamerro Ficciones barrocas [Eterna cadencia, 2010]. Traduction de votre serviteur.

4 commentaires:

  1. Guillaume,avec une lecture aussi jouissive et pertinente, il y a de forte chance pour que vous fassiez naître chez les lecteurs assoiffés de claques une envie folle de se précipiter sur les oeuvres de ce Cervantes des temps modernes.
    Salutations,

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  2. Excellente lecture qui rend bien toute la richesse du livre ! On admire la force de caractère qui, bien que recoupant toutes les influences et tous les personnages romanesques que vous avez évoqués, parvient à construire son identité propre. Un vrai romancier français.
    Ceci dit auriez-vous lu "La somnolence" et vaut-il autant le détour ?
    Bien à vous.

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  3. Pierre, je n'ai pas lu pour l'instant les autres livres de Martinet, mais j'envisage dans un futur plus ou moins proche de m'y attaquer. Je ne saurais donc que vous dire sur cette "Somnolence" que je n'ai pas lu. Néanmoins, j'ai bien l'impression que l'œuvre de Martinet mérite sans doute qu'on y fasse un grand tour. Les récits plus court comme "Ceux qui n’en mènent pas large" m'intriguent également ... En attendant toutes ces futures lectures, je peux au moins vous renvoyez à l'intéressante correspondance, reprise dans la revue "Capharnaüm" qui nous propose ainsi une belle approche du "personnage" Martinet.

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