Mario Levrero - J'en fais mon affaire


L'écrivain majeur en mode mineur

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Mario Levrero - J'en fais mon affaire [Traduction Lise Chapuis, L'arbre Vengeur 2012]







Dans J'en fais mon affaire, l'écrivain uruguayen Mario Levrero [1940-2004] se met en scène dans la peau d'un double, un écrivain dans la dèche, et dont les livres suscitent régulièrement les mêmes commentaires, du genre "c'est bien, mais...". Son éditeur, plutôt que de lui refuser tout simplement son nouveau manuscrit, et constatant certaines nécessités économiques, lui propose un deal surprenant : partir à la recherche d'un autre écrivain, introuvable celui-ci, en échange de la publication de son livre et d'une avance. L'inconnu s'avère l'auteur d'un manuscrit qui intéresse sérieusement l'éditeur, le texte ayant visiblement un fort potentiel (il y aurait même certains suédois sur le coup). De l'auteur, personne ne sait rien, si ce n'est qu'il se cacherait sous le terriblement banal pseudonyme de Juan Pérez. Notre héros doit donc, s'il veut lui aussi voir son livre publié (son livre qui est "bien, mais..."), partir trainer ses guêtres dans un obscur bled paumé répondant au doux nom de Penurias afin d'y débusquer ce mystérieux écrivain, cet agaçant Juan Pérez (comme qui dirait Marcel Dupont ou Paul Durand) à qui l'on offre rubis sur l'ongle ce qui à lui est refusé. Il s'ensuit l'histoire des diverses péripéties d'une enquête pleine de rencontres étranges à la recherche d'un type insaisissable et décidément fuyant, narrée comme une parodie de roman noir classique, notre pauvre écrivain raté campé en Philip Marlowe minimal perdu dans les tréfonds d'un Uruguay déglingué.

Le style est vif, précis et drôle, bref typique de Levrero, un de ces auteurs qui ont su redonner toute sa noblesse à une langue simple et amène, préférant déplacer la complexité et la subtilité dans ce qui est raconté plutôt que dans la structure de la phrase. Ce qui n'est nullement une façon de dire qu'il écrirait mal, manquerait plus que ça, mais plutôt de reconnaitre avec soulagement que nous nous trouvons face à un écrivain qui n'en fait tout simplement pas des couches et ne se regarde pas écrire. Mario Levrero étant au contraire de ceux qui fuient comme la peste ce récurant cauchemar de la "belle langue", ce poison complaisant qui ne devrait pas gâcher tant de livres.

Mario Levrero, le vrai, est tout sauf un écrivain dont les livres sont "bons, mais...". Les livres de Levrero ne sont pas seulement bons, ils sont excellents. Encore que si je voulais chipoter - et le simple fait d'avancer un tel désir signifie évidemment que c'est bien là mon intention - à l'heure où il est enfin traduit dans la langue de Molière, je ne manquerai pas de regretter un tant soit peu que la première irruption française de l'uruguayen se fasse par un livre mineur. Face aux grands textes autobiographiques que sont Le roman lumineux [La novela luminosa, dont je parlais longuement il y a quelques temps sur le FricFracClub] ou Le discours vide [El discurso vacio], face aux trois romans à l'inquiétude onirique toute kafkaïenne qui forment la Trilogie involontaire [El lugar, La ciudad, Paris], face aussi aux délires parodiques et vaguement lacaniens du court mais hilarant Nick Carter s'amuse pendant que le lecteur est assassiné et que j'agonise [Nick Carter se divierte mientras el lector esta asesinado y yo agoniso], il faut admettre que ce Dejen todo en mis manos ne remplit pas complètement ses promesses. D'une certaine manière, on peut penser que la publication française de ce petit livre ne fera sens que si d'autres traductions suivent, car, dans le cas contraire, le risque est grand que le lecteur qui découvre Levrero avec ce livre et se voit obliger d'en rester-là faute d'avoir plus à se mettre sous la dent se demande si cet uruguayen dont on fait tant flores dans le monde hispanophone en vaut vraiment la peine.

Entendons nous bien, je ne dis pas que c'est un mauvais livre ou encore qu'il ne faille pas le lire, bien au contraire, il faut le lire mais en ayant bien conscience que ce livre ne saurait être autre chose qu'une introduction à l'œuvre de notre auteur. D'ailleurs, l'exhaustif et éclairant prologue signé de l'écrivain argentin Diego Vecchio [au passage auteur de deux livres de fort bon aloi, Microbes, également publié par L'Arbre Vengeur, et surtout l'excellent Osos, bientôt traduit me dit-on en coulisse] ne dit sans doute pas autre chose, en proposant au néophyte une visite guidée du corpus lévrérien et de ses obsessions qui devrait en toute logique lui mettre l'eau à la bouche.

J'en fais mon affaire s'apparente d'ailleurs à un bon "résumé" des diverses tendances à l'œuvre chez notre auteur : un sens de la parodie qui n'est pas tant ironie que goût assumé pour une certaine tradition populaire, la capacité de construire à partir du quotidien et de son lot de banalité une certaine étrangeté, une inquiétude diffuse que l'humour omniprésent vient contrebalancer, un désir profond d'aller creuser dans les méandres d'un moi incertain, un moi qui oscille entre l'autobiographie (ici, à travers ce personnage d'écrivain à la ramasse, clairement parodique) et les élans d'un mysticisme minimal. Ce petit roman, bien que n'étant pas "à la hauteur" des grandes réussites lévrériennes, n'en offre pas moins un compendium digeste et en mode mineur des principales lignes de forces d'une œuvre majeure.

Majeur/mineur, justement, puisqu'on en parle : Levrero s'inscrit pleinement dans cette tradition littéraire typiquement uruguayenne d'une littérature que certain ont pu qualifier de modeste, non pas pour lui ôter toute prétention à l'importance ou à la qualité, mais bien pour définir une certaine façon de se situer, de se définir. L'écrivain uruguayen, cet étrange personnage solitaire, astre tournant tout seul au centre d'une constellation qu'il a lui-même défini selon des critères qui ne sont pas nécessairement ceux d'un canon littéraire à la Harold Bloom, est un écrivain qui délibérément se place à la marge, construisant son œuvre avec obstination à partir d'un positionnement délibérément "mineur". L'écrivain uruguayen (que l'on pense à ce Proust faussement ingénu et dépouillé que fut Felizberto Hernandez, à cette poétesse illuminée au milieu d'une faune et d'une flore étrange que fut Marosa Di Giorgio) est donc un écrivain qui semble assumer dès le départ une certaine destinée, une certaine idée de ce que signifierait être un auteur dans un pays oublié dont tous le monde se fout, excroissance de l'Argentine, qui ressemble à l'Argentine mais qui n'est pas l'Argentine. L'Uruguay, un pays où des écrivains "mineurs" construisent une œuvre majeure.



Levrero en est un excellent exemple, puisqu'à peine connu de son vivant par de rares happy-few, publiant dans des revues ou des maisons d'éditions plus que confidentielles, pas toujours à sa place (Mario Levrero un écrivain de science fiction, vraiment ?), il devient rapidement avec la publication posthume de La novela luminosa et de plusieurs autres de ses livres en Espagne et en Argentine, ce que l'on appelle un auteur culte, révéré d'un côté et de l'autre de l'atlantique par une poignée de lecteurs et écrivains. C'est que l'unique possibilité qui semble s'offrir à l'écrivain uruguayen serait donc celle-ci : devenir un auteur culte, avoir un public réduit et souvent tardif mais fidèle, très fidèle. Depuis leur magnifique solitude, dirais-je dans un poussif élan de lyrisme facile, ces écrivains de la banda oriental - comme Borges nommait cet Uruguay qui lui était si cher - nous montrent avec un brio qui laisse pantois, d'autres chemins, d'autres façons d'écrire, moins prétentieuses (il semblerait que l'on ne se regarde pas écrire, jamais, en Uruguay) mais tellement plus justes, plus sensibles, plus intelligentes, puisque dévêtues d'avance de toute velléité de séduction intempestive. On me dira que j'exagère. Sans doute, et pourtant, je trouve tout à fait intéressant et révélateur cette affirmation lue je ne sais plus où, qui - à propos de La novela luminosa, l'incontestable chef-d'œuvre de Levrero, sans aucun doute un des premiers grands livres du XXIème siècle - soulignait que là où Roberto Bolano avec 2666 nous prouvait que l'on pouvait encore écrire le grand roman latino-américain, Levrero nous démontrait lui que c'était peut-être bien devenu inutile. Cette comparaison entre deux livres majeurs à l'influence certaine mais qui n'ont pas à priori grand chose à voir, me semble néanmoins propice à souligner ce qui fait toute la particularité du positionnement d'un Levrero face au panthéon littéraire : il est de ceux qui sont totalement indifférent - je ne dis pas hostile,non, mais bien indifférent, d'une indifférence totale, absolue - à toute prétention de grandeur littéraire. Levrero est, ne l'oublions pas, un écrivain kafkaïen, pour lui écrire est synonyme d'une seule chose : de vérité. Nous ne parlons pas bien sûr de la vérité des faits ou d'un réel factuel, non ; nous parlons de la vérité intérieure, Levrero écrit dans la quête perpétuelle de sa vérité, à l'écoute d'une voix intérieure à laquelle il se doit de répondre mais qu'il ne peut pas - jamais - forcer. L'écriture chez Levrero, comme chez Felizberto Hernandez, comme chez Marosa Di Giorgio, est signe univoque de sincérité. Et cela est vrai autant pour les 600 pages autobiographique de La novela luminosa que pour la centaine de pages parodiques de ce petit polar existentiel à l'humour de bande-dessinée qu'est J'en fais mon affaire.

Il n'y a pas chez Levrero de prétention à hiérarchiser entre bas et haut, et pour lui la littérature populaire comme les grands auteurs consacrés sont des nourritures qui peuvent avoir la même pertinence à l'heure de nourrir son propre travail. En ce sens, il ne faudrait pas voir en lui un écrivain post-moderne de plus. Levrero n'est pas un écrivain intellectuel, c'est un écrivain du vrai. Le vrai, chez lui, n'étant nullement le signe d'une parole d'évangile austèrement gravée dans le marbre de l'attention religieuse qu'un public ébahi par tant de génie se devrait au maître. C'est, nous l'avons dit, un écrivain modeste, et la révélation qu'il nous propose est elle aussi modeste, à notre hauteur. Mais cette modestie pourrait bien s'avérer essentielle. Et de surcroit, en le lisant, on se fend la poire, que demander de plus ?

Que demander de plus ? C'est simple, que l'on ne s'arrête pas là et que l'on traduise d'autres livres de Mario Levrero, au moins La novela luminosa - livre majeur en mode mineur - faute de quoi je vois mal comment le public français pourra saisir l'importance de cet auteur unique. Je ne peux que remercier mille fois L'Arbre Vengeur d'avoir pris l'initiative, mais je ne peux ceci-dit qu'espérer qu'ils n'en resterons pas là. Sinon, il ne vous restera qu'à apprendre l'espagnol, je ne vois pas d'autres solutions.

Alberto Laiseca - "Su turno"




Le monstre ou l'artiste ou les deux à la fois

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Su turno - Alberto Laiseca
[Mansalva, Buenos Aires, 2010]


Publié initialement en 1976 puis disparu de la circulation jusqu'à ce qu'en 2010 l'éditeur indépendant Mansalva le ressorte des cartons, Su turno (titre que l'on pourrait traduire par "C'est votre tour"), premier roman déjà parfaitement maitrisé d'un des auteurs argentins les plus injustement méconnus hors des frontières de son pays, Alberto Laiseca, est un de ces livres qui s'ils sont court en taille (ici à peine 120 pages) semblent à l'heureux lecteur dépasser largement cette réalité bassement objective pour se transformer en un mille-feuille difficilement épuisable.

Laiseca n'a à ma connaissance jamais été traduit en français (et peut-être bien même jamais été traduit tout court). C'est incompréhensible. Son œuvre, qu'il auto-définie comme relevant d'un "réalisme délirant", est un parcours hilarant et effrayant, baroque (le gros mot est lâché), au cœur d'un nœud de violence, de sexe, de politique, de lute de pouvoir, un univers obsessionnel voire compulsif, ludique et parodique (le goût pour la parodie étant probablement un courant majeur au sein de la littérature argentine - César Aira, Fogwill, Sergio Bizzio, Daniel Guebel, Diego Vecchio, etc), paranoïaque et exhaustif, intellectuel et humoristique (une bonne définition pour une littérature parodique de qualité, la parodie, mesdames messieurs étant une affaire sérieuse). La langue y joue sur tout les plans, truffée d'allitérations et de jeux de mots, allant des milles éclats de l'argot jusqu'aux transparences zen, se faisant néologique quand il le faut ou précise jusqu'à l'excès quand là aussi cela s'avère nécessaire, mais restant toujours lisible, divertissante au sens noble du terme, le texte ne tombant jamais dans le démonstratif et semblant fuir comme la peste toute véléité à nous en mettre "plein la vue". Pour aussi chahuté et excessive qu'elle soit, la langue chez Laiseca n'en est pas moins d'une surprenante fluidité.
C'est avec la publication de l'imposant Los sorias en 1998, que Laiseca s'imposera dans son pays comme une figure pour le moins difficilement contournable. Fort de ses 1300 pages, Los sorias est le livre le plus long d'une littérature plutôt porté - Borges oblige - sur la concision, et est aussi un manuscrit à l'histoire rocambolesque (10 ans d'écriture, plus de 15 d'attente avant d'être enfin publié, écrit dans une précarité économique certaine, etc etc) qui circulera entre de nombreuses (bonnes) mains avant impression, et qu'un Ricardo Piglia, dans une préface devenue fameuse, qualifiera de "meilleur livre argentin depuis Les sept fous de Roberto Arlt". Mais concentrons nous donc sur Su turno, première balise à la mer lancé par notre auteur, et qui contient déjà largement ce qui va venir.

L'intrigue, ébouriffée, parcoure une Amérique de la prohibition non pas fantasmé mais construite à partir de son imagerie hollywoodienne que l'on pourrait qualifier d'Epinal, un univers de roman noir magnifié par le délire et le débordement (on sent bien que Laiseca est parfaitement insensible à tout rêve (nord) américain, et que ce qui l'intéresse de l'Oncle Sam c'est sa force de frappe médiatique, sa capacité à s'auto-caricaturer pour mieux se vendre à l'export) et fait se confronter deux figures-clichés/archétypes : le policier influent et corrompu et le maffieux en guerre contre son clan. Soit le commissaire délirant John Craguin et le maffiosi en rupture de ban Earl "Stand de tir" O'Connor, italien d'opérette mais véritable fou furieux à l'ambition démesurée. Ces deux caractères fort sont comme qui dirait les deux faces de la même monnaie, celle d'une Amérique effrayante par sa violence exacerbée, par sa misère sociale, par son iniquité. L'Amérique du pouvoir et de l'argent. Du pouvoir visible et du pouvoir caché, de la brutalité raffiné qui des deux coté mène la danse. Une Amérique de polars, de comics, de cauchemars hilarants dans une mégalopole en perdition. Cette Amérique est évidemment pure caricature, la caricature semblant être dans ce livre le nerf de la guerre, la meilleure plateforme à partir de laquelle déployer un roman à l'humour pervers, où les violences et tortures qui y sont décrites avec force détails pourraient aussi bien sûr se lire comme une métaphore de la situation de l'Argentine à l'époque où le livre fut publié - 1976 donc - année de la prise de pouvoir du général Videla et de sa junte mortifère. Mais l'action du livre est trépidante, l'humour permanent, la langue versatile, le sexe sadien, et les morts par grappes au cour de tueries rocambolesque qui ont la beauté de leur perfection s'accumulent sans coups férir, et si le livre semble refléter le moment ou il fut écrit, il n'en porte fort heureusement pas la marque, cette lourdeur que l'on pourrait voir émaner d'un texte qui voudrait/prétendrait témoigner d'une réalité hostile. Laiseca, nous l'avons dit, est à son aise dans la métaphore exacerbé, la parodie truculente. Son livre est tout sauf un témoignage ou le seul fruit d'un moment historique particulier. C'est plutôt un livre qui, écrit dans une certaine ambiance délétère, en porte inévitablement la trace.
Le rapport qui relie les deux personnages est fait d'admiration-rejet, de respect mutuel et d'honneur pointilleux jusqu'à la brisure, jouant de ce poncif de la perméabilité entre truand et flic, et d'eux émane cette forme d'excentricité absolue, sans limite, qui les rapprochent de l'image de l'artiste, du créateur démiurge, génial ou infâme jusqu'à dérailler. Les multiples descriptions de procédés aussi farfelus qu'ils sont inventifs développés lors des séances de torture ou interrogatoire par le commissaire Craguin - qui va jusqu'à interroger les cadavres - ou l'exposition détaillé des exactions, manipulations et tactiques diverses et fascinante du maffieux O'Connor pour prendre le pouvoir définitif sur toute la mafia d'Amérique pourraient à la limite nous évoquer une version trash, borderline, de la visite du jardin aux machines hallucinantes de Martial Canterel dans le Locus Solus de Raymond Roussel. Les deux personnages de Laiseca sont emporté tous deux par une même quête d'absolu, expert en orfevrerie du délire. L'affrontement, qui en douterait, sera sanglant. Ainsi, Su turno est autant un livre sur le mal que sur la beauté, un livre sur l'ingéniosité qui permet d'accéder à l'un ou à l'autre, mais toujours convulsivement. Un livre romantique aussi, et un peu tragique, la destiné de ces deux monstres ayant une inéluctabilité toute shakespearienne.






Il règne dans ce livre une sorte d'anti-lyrisme aussi exacerbé que sont touffues les moustaches de son auteur, et je dis lyrisme non pas dans le sens d'une envolée lourdaude les cheveux dans le vent, perché là-haut sur le mont Misère, contemplant avec dédain et affliction les travers de la société humaine, non, mais plutôt dans la puissance de cette langue, sa capacité à convoquer la violence insoutenable et le dérisoire quotidien d'un même geste, un geste nullement ampoulé, plutôt un geste précis, net et grandiose comme des walkyries wagneriennes. La figure de Wagner est d'ailleurs régulièrement convoquée ici, nouvelle métaphore ambiguë de la figure de l'artiste. Wagner c'est l'artiste comme excès, fascinant, infâme, tel le commissaire John Craguin lorsqu'il fait résonner à plein tube les airs du grand compositeur au rythme des lumières d'aveuglants projecteurs, lors de l'interpellation d'un criminel en fuite réfugié en haut d'un immeuble. Une interpellation comme mise en scène pure, le cinéma d'un réel qui irait trop loin, témoin de la folie des grandeurs d'un commissaire en pleine société du spectacle macabre. Mais Wagner c'est aussi, disais-je, l'artiste comme absolu, la force de résistance à tous les "anti-Mozart" - pour reprendre une formule ou leitmotiv typique de Laiseca - puisqu'il est ici défini par ce sophisme étrange : "Wagner est le Mozart de la musique", souligant ainsi une nouvelle foi la duplicité grotesque du créateur, âme sensible éprise de merveilleux, de beauté, et monstre intraitable, inabordable, insupportable. Car s'il est nécessaire de souligner que Wagner est un Mozart, c'est peut-être bien parce qu'après tout, il pourrait aussi être autre-chose. Mais quoi ? Laiseca d'ailleurs n'est-il pas lui-même et fort à-propos surnommé par ses admirateurs "el monstruo" ? Un monstre "gentil" peut-être, si l'on considère la générosité, l'aménité - certes exacerbée - bref la joie d'écrire qui semble émaner de chacun de ses textes, mais un monstre qui néanmoins sait mordre, et pas qu'un peu, puisque tous les livres de l'argentin aiment à revenir encore et encore sur le sexe sale et tordu, sur la torture, la violence, comme une perpétuelle maximisation d'un réel de foire grand-guignol. C'est au final un souffle indubitablement wagnerien qui ensorcelle le lecteur de Laiseca et bat le pouls de sa fiction. Un souffle à double tranchant. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que de mettre en scène à l'intérieur de ses fictions ce souffle même.

La figure de l'artiste, ou plutôt la figure de l'art comme art dans ou au-delà de l'art, à mi-chemin entre affirmation pure et parodie d'elle-même, est donc omniprésente dans l'univers mythologique débordant de Laiseca, une proposition littéraire qui semble vouloir repousser jusque dans ses derniers retranchements cette vie qui imite l'art chère à Oscar Wilde (un des maitres avoué de Laiseca avec Poe). Car voici peut-être une définition de ce qu'est le "réalisme délirant" de Laiseca : une extrémisation du réel pour en retirer la substantifique moelle de sa propre parodie, un réel qui évidemment n'est pas seulement celui du quotidien - y compris d'ailleurs quand ce quotidien est tragique comme le furent les années 70 en Argentine - mais qui est aussi celui par exemple d'un exotisme sur-signifié, exacerbé (ici dans Su turno l'Amérique des polars hollywoodiens, ailleurs dans La mujer en la muralla une chine des paradoxes philosophiques incompréhensibles, des légendes millénaires et des tortures raffinées, ailleurs encore c'est l'Egypte des pharaons ou les histoires de vampires), nourrie aux feuilletons populaires, aux histoires qui font peur, aux vieux films historiques de cartons pattes, aux poubelles comme aux grandes heures de la littérature, mais nourrie également d'une grande érudition, réelle comme apocryphe, notre auteur - comme nombre d'auteurs argentins de sa génération - ne hiérarchisant jamais entre le factuel et l'invention, la citation de haute volée et l'apparent n'importe quoi, nous laissant nous dépêtrer comme nous le pouvons avec des textes torrentiels que le lecteur doit prendre pour argent comptant. Le baroquisme de Laiseca est plus de l'ordre d'une réjouissante intention de saturation que du texte à clé. Il se fonde avant tout sur une poétique très forte, un style, une langue immédiatement reconnaissable qui nous embarque sans avoir besoin de nous forcer la main, tant l'humour et la verve y règnent en maîtres, moulés dans une oralité d'autant plus forte qu'elle s'assume comme pure perpétration fictionelle. L'oralité, cette impossibilité littéraire, obligeant pour être crédible à être recrée, réarticulée de toute pièce à partir d'éléments éparts - argot, tournures de phrases, attitudes, comportements - afin de pouvoir conformer un discours qui - chez Laiseca c'est une évidence - pourra ainsi s'avérer bien plus convaincant que n'importe quelle prétendue retranscription fidèle d'une langue vernaculaire. Mais l'oralité n'est pas la seule force du style ici, d'autres modes d'écriture sont convoqués, apte à venir projeter une certaine et perturbante distanciation parodiquement objective sur un récit déjà bien perturbé, comme par exemple ces indications insérés entre parenthèses dans les dialogues telles de saugrenues didascalies. La langue est ici fondamentalement digressive comme l'est au fond le livre lui-même, voire la fiction tout entière de Laiseca. Autour des péripéties et des exactions de nos deux antagonistes, ce sont moult autres anecdotes qui sont développées. Laiseca, c'est certain, est un conteur né, et de chaque anecdote semble dépurer la possibilité de milles autres, il ne faudrait dès lors pas s'étonner que la plupart des livres de l'argentin soient plutôt épais, ce Su turno prenant alors valeur d'exception - galop d'essai dirait-on si le livre n'avait pas déjà toute la puissance qu'auront ceux qui suivront. Une porte d'entrée idéale plutôt. Il ne reste plus qu'à le traduire.