Le témoin




Après mon post de samedi, je continu sans vergogne à auto-promouvoir mes articles publiés sur le Fric-Frac-Club, fort intéressante revue en ligne de critique littéraire, puisque les Chums dudit club ont l'amabilité en ce 28 mars d'accueillir un nouveau papier de votre serviteur. Il s'agit d'une introduction au formidable roman El testigo [Le témoin] du mexicain Juan Villoro. Je n'en dis pas plus et vous propose d'aller voir par .

En complément, et puisque hélas le livre n'est pas disponible en français, voici deux liens pour lire deux extraits traduit :

Ici, c'est le chapitre trois en version anglaise par Chris Andrews (le traducteur anglophone de Bolaño et Aira, entre autres auteurs), sur le site de la sérieuse revue en ligne The quarterly conversation.

, sur le site canadien érudit.org c'est une traduction française d'un autre extrait du livre, dut à la plume de Laure Gauzé.(Il faut faire une recherche "Villoro Le témoin" pour trouver le fichier, je n'arrive pas à faire marcher le lien direct vers le PDF, j'en suis bien désolé).


Pour terminer, je signale qu'il existe à ma connaissance deux livres actuellement traduit en français de Villoro, les deux chez Denoël : Mariachi [version française du recueil de nouvelles Los culpables] et Le maitre du miroir [version française de son premier roman, El disparo de argón].

La selva



"Quand on arrive à un certain age, on cesse d’être le protagoniste de ses actions : tout s’est transformé en pures conséquences des actions antérieures. Ce que l’on a semé a poussé subrepticement et bientôt éclate en une sorte de forêt qui nous entoure de tous côtés, et les jours défilent à rien d’autre qu’à ouvrir un passage à coups de machette, à rien d’autre qu’à n’être pas asphyxié par la forêt ; bientôt on découvre que l’idée même d’assurer une sortie est totalement illusoire, parce que la forêt s’étend plus vite que notre travail de débroussaillement et surtout parce que l’idée même de « sortie » est incorrecte : nous ne pouvons sortir parce qu’en même temps nous ne voulons pas sortir, et nous ne voulons pas sortir parce que nous savons qu’il n’y a nulle part où sortir, parce que cette forêt c’est nous même, et qu’une sortie impliquerait une certaine sorte de mort, ou tout simplement la mort. Et s’il y a bien eu une époque où l’on pouvait mourir certaines sortes de mort d’apparences inoffensives, maintenant nous savons que ces morts là étaient les graines que nous semions, celles de cette forêt qu’aujourd’hui nous sommes."

Mario Levrero - El discurso vacio [Caballo de troya, 2007]
Traduction de votre serviteur.

L'immense Mario Levrero [1940-2004], raro entre les raros, n'est toujours pas disponible en français, mais cela va peut-être venir. En attendant, cet extrait du Discours vide, publié pour la première fois en 1996, livre qui est un très beau prélude à son opus magnum, La novela luminosa, dont j'ai déjà parlé longuement, sur le fameux Fric-Frac-Club.

Bolaño ne finit jamais !

À propos de Los sinsabores del verdadero policia, de Roberto Bolaño [Anagrama 2011]





Alors qu’est enfin publiée en français l’excellente compilation d’essais, articles journalistiques et conférences Entre parenthèses chez Bourgois (parue en Espagne en 2004), et que 2666 prend la forme d’un gros pavé Folio idéal pour caler une table vraiment bancale, en Espagne est donc apparue en janvier un nouvel extrait du disque dur semble t’il infini de Roberto Bolaño, disque dur qui de jour en jour s’approche plus de la fameuse malle de Pessoa.
Los sinsabores del verdadero policia (Anagrama 2011, traduisible ainsi : Les désagréments du vrai policier) serait un roman inachevé, commencé dans les années 80 et poursuivis jusqu’à sa mort.
Diantre, rien que ça ! se dira sans doute le lecteur, exaspéré à l’avance par une odeur désagréablement mercantile qui semble émaner d’un certain Andrew Willie, dit Le Chacal, nommé par Carolina Lopez, la veuve de l’écrivain chilien, agent littéraire post mortem de Bolaño. Le projet pourtant - et comme nous le rappelle le journaliste espagnol J.A. Masoliver Rodenas dans le prologue qu’il signe - est évoqué maintes fois par l’auteur, notamment dans sa correspondance, au cours des années 90.

Sa publication a entraîné une intéressante réaction du critique Ignacio Echevarria (l’exécuteur testamentaire « nommé » officieusement par Bolaño, puis « destitué » par Carolina Lopez en faveur du fameux chacal évoqué ci avant, Echevarria qui par ailleurs est l’instigateur et le responsable éditorial du recueil Entre parenthèses), pour qui « malgré ce que disent les textes qui accompagnent le livre, il ne s’agit pas d’un roman. Pas dans le sens habituel, du moins – et pour aussi large qu’il soit – que l’on concède généralement à ce terme. Les matériaux réunis sous ce titre pointent des lignes narratives qui conduisirent à 2666, tandis que d’autres restèrent en suspens, inutilisables ou en attentes d’êtres reprisent par l’auteur, s’il avait eu l’envie ou le temps de le faire. Dans ce cas, il l’aurait fait non plus pour les prolonger telles et comme elles s’offrent à nous maintenant, mais pour les réélaborer dans un cadre nouveaux, inévitablement transfiguré par la découverte induite par l’écriture de 2666. »[1]





Voilà qui est fort intéressant, mais alors qu’en est-il ? Que valent-ils donc ces désagréments du vrai policier ? Que valent-ils, au-delà de ce début de polémique, polémique qui à l’évidence accompagnera sans faute et de plus en plus chacune des nouvelles extractions de la malle des inédits ?
Après lecture, j’oserais affirmer que ce livre non seulement mérite largement d’être publié, mais aussi – et c’est évidemment là l’essentiel - d’être lu. Certes, et pour simplifier, on peut dire que Los sinsabores n’est que le brouillon d’une première version, voire qu’une rapide ébauche, de 2666. Mais déjà, puisque l’on sait que 2666 est de tous les points de vue le sommet/summum bolañien, difficile de faire la fine bouche, même pour ceux qui ne goûtent guère à s’approcher de trop près des secrets de cuisine, de peur que cela leur gâche le goût du plat. Car, chacun l’admettra, un plat pareil ne saurait être rabaissé ou gâché par quelques ingrédients douteux ou de deuxième choix. De toute façon, la lecture du livre rassurera tout de suite le commensal scrupuleux : loin d’affadir ou de venir troubler ce plat principal et pantagruélique qu’est 2666, Los sinsabores se présente bien comme une épice rare et qui ne fait que souligner, mettre en valeur les saveurs originelles. Contrairement au Troisième Reich de 2010 , le crus Bolaño 2011 n’est pas un écrit de formation (même si à mon avis El tercer Reich est plus que cela, n’est pas qu’un jalon sur le chemin vers le grand œuvre, mais un bon, très bon, roman in its own right), mais un projet abandonné ou mis de côté, car le mammouth 2666 écrasait tout avec ses gros sabots. Ce qui revient à dire que le style, que le fond, que la forme, bref qu’à tous les niveaux, le matériel qui nous y est proposé est à la hauteur du grand œuvre. C’est le meilleur Bolaño, le Bolaño mature, puissant, drôle, ironique, savant, bouffon, tragique, provocateur, etc, etc, que l’on y trouve.

Nombreux sont les points communs avec 2666, bien évidemment. Une structure en cinq parties d’abord, même si ici ces cinq parties ont des liens narratifs et causals directs, ou pour le moins beaucoup plus direct que dans 2666. Les personnages ensuite : Amalfitano et sa fille Rosa, à la fois semblables et forts différents de ceux de 2666, et bien sûr un certain JMG Arcimboldi, qui n’est donc pas ici l’écrivain allemand Benno Von Archimboldi, celui qui dans 2666 semble traverser comme un spectre un siècle de violence, mais bien l’écrivain français, auteur du roman La rose illimitée, que lit en Israël l’un des personnages des Détectives sauvages. Les lieux enfin, ou certains lieux du moins, à commencer par la ville de Santa Teresa.





Amalfitano apparaît de prime abord comme le personnage central du livre, mais c’est probablement le jeune poète homosexuel Padilla - avec lequel Amalfitano entretient d’abord une relation amoureuse, puis (après son départ forcé pour Santa Teresa) épistolaire, qui semble au fil de la lecture, et surtout dans le final, occuper cette position centrale. Un centre un peu forcé, néanmoins, car le livre nous étant offert comme un projet abandonné, son centre réel est difficile à cerner. La ville de Santa Teresa, en tout cas, n’occupe pas dans Los sinsabores la place qu’elle prendra dans 2666, et ce malgré que « l’action » soit située, pour une majeure partie du livre, dans cette ville. Si l’on retrouve les frères Negrete (l’un recteur de l’université qui embauche Amalfitano, l’autre chef brutal et douteux de la police), si quelques assassinats de femmes sont évoqués, si l’on y découvre aussi un certain Pancho Monje qui ressemble fortement au futur Lalo Cura, c’est bien autour de l’axe Amalfitano-Padilla, particulièrement à travers leur correspondance, que s’articulent les meilleures pages de ce livre.
Padilla, qui dans les premières pages du livre propose la même « classification » des poètes en folles, tantouses, pédales, etc … que Bolano placera finalement dans la bouche de l’Ernesto San Epifanio des Détectives, entreprend l’écriture d’un livre intitulé Le dieu des Homosexuels. Ce dieu, on le comprendra, c’est le sida, la maladie qui va ronger Padilla. Le spectre de la mort qui semble entourer ce personnage - nouvelle incarnation de cette figure essentielle de la fiction bolañienne, celle du poète raté, du poète qui erre dans bas cotés et les bas-fonds des villes et des bibliothèques - on sent qu’il rode dans tout le livre. Une des intentions probables de l’auteur dans cette première approche du futur 2666 était peut-être d’établir un « parallèle » (même si jamais rien n’est aussi simple ou direct chez Bolaño) entre le sida décimant ces chers jeunes poètes rimbaldiens - mi-voyous mi-artistes hors de toute discipline – figure incarné ici par Padilla, et les jeunes ouvrières des maquiladoras assassiné, victimes expiatoires de la violence, de la corruption, autres maladies, celles d’une Amérique Latine de cauchemar.

Les lettres qu’envois Padilla à Amalfitano sont folles, délirantes, chaotiques, torrentielles. Il n’attend jamais d’ailleurs de recevoir la réponse d’Amalfitano pour en envoyer une nouvelle. C’est une relation épistolaire au fond très autistique, empreinte de douleur et de solitude, mais aussi de fierté et de provocation qui se construit entre ces deux personnages qui semblent parfois perdus, comme en trop, éternels inadaptés. Cette correspondance, et surtout dans les missives de Padilla, devient - à l’instar du livre entier d’ailleurs - une sorte de caléidoscope de micro récits. Sans doute, originellement, cette situation est due à l’inachèvement du livre, à son état paradoxal à la fois d’ébauche d’une œuvre future, et de collection de texte certes fragmentaires mais malgré tout unifié, et surtout d’une qualité et d’une densité d’écriture qui démontre un état de travail très avancé. Ce qui nous est donné à lire au final, c’est une succession de récits, qui en eux-mêmes sont achevés, mais où manque, où n’apparaît qu’en creux, dans les interstices, le squelette général. Ce qui, dirons certains, ne le différencie fondamentalement pas de la plupart des textes de Bolaño. C’est l’éternelle ambiguïté de la publication d’inédits d’un auteur qui a construit son œuvre entièrement autour d’une certaine volonté d’inachèvement et d’ouverture de la narration.
Multiples récits donc, dans la correspondance Amalfitano-Padilla, dans la troisième section du livre, qui se présente comme une suite de résumés, de fiches de lecture des œuvres de JMG Arcimboldi, fiches qui sont autant de courtes nouvelles, de cuentos dans la tradition latino-américaine. Je ne résiste pas d’ailleurs à vous proposer un de ces multiples récits (issus de la correspondance de Padilla, pages 310-312), dans une traduction dû à mes suants efforts (en espérant que je ne vais pas avoir un procès des sbires de Mr « Le chacal » Willie) :

« Ensuite, en forme de post-scriptum ou de curieux ajout, d’une écriture pattes de mouches, Padilla parlait d’un voyage à Gérone, à la maison paternelle d’un des poètes, et du train quasi vide qui les transportaient « dans la petite campagne catalane », ainsi que d’un maghrébin qui lisait un livre à l’envers et auquel le poète de Gérone, éduqué mais condamné à la curiosité, avait demandé si c’était le Coran, ce à quoi le maghrébin répondit affirmativement, la sourate de la pitié, ou de la compassion, ou de la charité (Padilla ne s’en rappelais plus), ce qui incita à ce que le poète de Gérone demande si la pitié (ou la compassion ou la charité) ici discourue s’étendait aussi au chrétiens, ce à quoi le maghrébin répondit également affirmativement, bien entendus, évidemment que oui, il ne manquerait plus que ça, à tous les êtres humains, avec une telle chaleur que cela motiva le poète de Gérone à lui demander si cela s’étendais aussi aux athées et aux homosexuels, et le maghrébin cette fois répondis franchement qu’il ne le savait pas, que lui supposait que oui, étant donnés que les athées et les pédales étaient des êtres humains, bien vrais ?, mais que, la main sur le cœur, lui ne connaissais pas la réponse, peut-être que si, peut-être que non. Alors le maghrébin demanda à son tour au poète de Gérone qu’est ce que lui croyait. Et le poète de Gérone, précédemment offensé, tacitement humilié, lui répondit avec superbe qu’il croyait en ce qu’il voyait par les fenêtres du train, bois, potagers, maisons, chemins, voitures, bicyclettes, tracteurs, en un mot : le progrès. Ce à quoi le maghrébin répondit que le progrès, en réalité, n’importait pas tant que ça. Affirmation qui fit s’exclamer au poète de Gérone que si la question n’était pas celle du progrès, ni le maghrébin ni lui, par exemple, n’auraient ici une si riche conversation dans un train à demi vide. Ce à quoi le maghrébin répondis que la réalité était un mirage, et qu’ils pourraient très bien être à ce moment précis en train de parler dans le désert dans une tante de nomades. Affirmation qui après l’avoir fait sourire fit dire au poète de Gérone qu’ils étaient peut-être en train de parler ou en train de baiser dans le désert. Ce à quoi le maghrébin réplique que si le poète de Gérone était une femme, sans doute aucun il l’amènerait à son sérail, mais étant donné que le poète de Gérone ne semblait être rien de plus qu’une chienne de tantouse et lui rien de plus qu’un pauvre immigrant, cette possibilité ou mirage semblait être fermée. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone que dans ce cas la sourate de la pitié était plus insignifiante qu’une bicyclette et qu’il ferait mieux de surveiller ses mots, vus qu’à plus d’un la pointe de la selle d’un vélo leur était rentrée profondément dans le cul. Ce à quoi le maghrébin répliqua que ça c’était dans son monde, pas dans le sien, où les martyrs allaient toujours avec le visage noble et levée. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone que tous les Arabes qu’il avait connu étaient soit des escort boys soit des voleurs. Ce à quoi le maghrébin répondis qu’il n’était pas responsable des amitiés qu’une cochonne de tantouse pouvait entretenir. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone : cochonne et tantouse, d’accord, mais est-ce que tu serais chaud pour que je te fasse un pompier ici même ? Ce à quoi le maghrébin répliqua que la chair est faible, et qu’il devrait s’habituer à ce tourment. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone : ouvre ta braguette et laisse moi te la sucer, mon mignon. Ce à quoi le maghrébin répondit que plutôt mourir. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone : je serais sauvé ? Moi aussi je serais sauvé ? Ce à quoi le maghrébin répondis qu’il ne le savait pas, que franchement il ne le savait pas.
Ca m’aurait plus, concluais Padilla, de me l’emmener à un hôtel, c’était un maghrébin ouvert à la poésie du monde, mais sûr que personne ne la lui avait jamais mise au cul. »








La solitude, la sexualité comme absolu et comme violence plus ou moins contenue, la maladie, la corruption, et l’histoire (le titre de la première des cinq sections est La chute du mur de Berlin, tandis que plusieurs épisode de la guerre mexicaine contre les troupes françaises de Maximilien sont évoqués, sans oublier un chapitre dédié à l'analyse d'une sculpture célébrant les victoires de cette même guerre), voilà autant d’éléments qui nous rapprochent inexorablement de 2666. À la lecture de ces désagréments du vrai policier, on ne peut que se demander – en suivant ce que suggère Echevarria – si ne s’y trouvent pas certains éléments que peut-être, et bien sûr en les retravaillant, en les recontextualisants, s’il en avait eu le temps Bolaño auraient réellement inclus dans 2666, car certains des éléments du binôme Amalfitano-Padilla peut-être auraient pu y trouver une place. Mais, cela n’est que conjecture, et au-delà de toute conjecture, au-delà également des redites (certaines pages que l’on trouve ici, seront réutilisée quasi in extenso par l’auteur dans les Détectives sauvages et dans Etoile distante), le lecteur trouvera largement de quoi se sustenter, et verra encore une fois (comme si besoin était) de l’importance de cette immense œuvre ouverte et pourtant si clairement délimité, cette œuvre que le lecteur à chaque nouvelle lecture arpente et reconstruit pour lui-même.

Un dernier mot sur ce titre mystérieux. Qui est-il ce « vrai policier » ? Peut-être s’agit-il du personnage de Pancho Monje (celui qui deviendra Lalo Cura dans 2666), un jeune homme originaire de Villaviciosa (la « ville d’assassins » évoqué dans 2666, sur laquelle dans Los sinsabores nous apprenons plus) qui est recruté pour devenir d’abord garde du corps d’un magnat de la ville avant de devenir policier. Mais peut-être la réponse est-elle dans cette assertion de l’auteur, à propos du titre (citée dans le prologue de Masoliver Rodenas) : « le policier, c’est le lecteur, qui cherche en vain à ordonner ce roman possédé par le démon ».


[1] On peut lire en VO l'article D'Echevarria ici.

Un moindre monde.

À propos de Dino Egger et d’Oreille Rouge, d’Eric Chevillard (Minuit, 2011 & 2005).





Pourquoi y a t’il quelque chose plutôt que rien ? Vieille question, bien lasse, usée la pauvre d’avoir tellement servie, devenue vieille catin métaphysique, dont plus personne ne voudrait, même pérorant au comptoir du rade le plus crasseux. Pourtant, malgré une aura déliquescente, cette vieille – si vieille ! - question pourrait bien, grâce à Eric Chevillard, reprendre aujourd’hui des couleurs. Car que cachait-elle au fond cette question - semble t’il affirmer - si ce n’est peut-être ceci : l’absence, irréductible et douloureuse, de Dino Egger, celui par qui tout aurait pu arriver, celui qu’un personnage très discret, le bien nommé Albert Moindre, n’a cessé de chercher, partout, tout le temps. Une peine perdue, d’ailleurs, car Dino Egger n’a jamais existé. Son absence a comme la vigueur d’une crampe au mollet, celle d’un caillou malvenu dans la chaussure, voire celle d’une écharde qui simisse lentement dans la plante d’un pied. À ceux qui se demanderaient dès lors pourquoi notre vieille humanité semble éternellement claudiquer, Eric Chevillard propose donc avec ce nouveau roman une réponse, et le voici, habilement démasqué, le drame de l’homme, sa perpétuelle et ancestrale déconvenue : l’absence flagrante, la béance, large comme un ou plusieurs continents, qu’est la non-existence, le non-avènement de Dino Egger. Tout s’expliquerait donc. Enfin.

« Pourquoi y a-t-il rien plutôt que Dino Egger ? » Voilà, remodelée, renouvelée, l’éternelle question. Le monde, ce tapis semé d’embûches, est terne, sans éclats, hostile car Dino Egger jamais – jamais ! – ne l’a foulé de sa lumineuse évidence. On commence, je l’espère à envisager l’ampleur du désastre. Il y avait les nuits sans Kim Wilde, il y aura désormais un monde sans Dino Egger. Douloureuse perspective, d’autant qu’Eric Chevillard, n’hésite pas une seule seconde à nous détailler cruellement - dans une de ces belles listes apocryphes et forcément borgésiennes comme le sont toutes les listes apocryphes qui se respectent - quelques-unes des occurrences eggeriennes qui nous furent, et nous serons, toujours refusées : Le poisson de viande [59] ; Le funiculaire stellaire [37] ; Le fil à recoudre le beurre [95] ; Le sifflet silencieux favorisant l’approche discrète du gendarme et du garde-champêtre malencontreusement trahis jusqu’alors par les stridulations [102] ; La paternité incontestable des œuvres attribuées dans le doute à William Shakespeare [77] ; etc, etc, la liste détaillant le génie eggerien pourrait sans doute ne jamais s’achever.

Dino Egger donc, l’inventeur prodigieux, le démiurge, voire l’incarnation d’une tectonique des plaques faite homme, est aux abonnés absents depuis trop, beaucoup trop longtemps. Depuis toujours, hélas ! À se demander d’ailleurs à quoi joue cet Albert Moindre, le chétif, le falot, l’infatigable exégète d’un Egger toujours fuyant, pourquoi s’obstine t’il ainsi à chercher les traces ou les marques laissés par un Dino Egger définitivement très flou ? Ne se rêverait-il pas Calife à la place du Calife ?
Mais n’extrapolons pas. Le roman, ce vieux machin linéaire toujours mort, toujours ressuscité, Chevillard s’en méfie et s’en moque, ou du moins cherche à nous le faire croire. Inutile de préciser, donc, que la linéarité ici est allée voir ailleurs tandis que c’est tous les possibles, toutes les couches des milles et une ligne de vie d’un Dino Egger omnipotent qui substituent à notre regard un monde qui semble s’obstiner à ne pas s’accorder aux désirs d’Albert Moindre, l’archéologue obstiné en quête d’un Dino Egger définitivement insaisissable.
Et ne parlons même pas de tes propres désirs, ami lecteur, toi qui déjà n’en peux plus et demande à tout bout de chant si après tout Albert Moindre, ce raté, ne serait tout simplement pas Dino Egger ? Vieille stratégie romanesque que voilà, celle de la figure double, du duo antinomique, du yin et du yang, Dr Jekill & Mr Hyde, Albert Moindre le jour, Dino Egger la nuit ?
« Mais quelle impatience ! On n’aime plus le roman tout à coup ? On veut la fin tout de suite ? », nous apostrophait pourtant déjà l’auteur en 2005 dans Oreille Rouge, avant d’ajouter : « Et quoi du délicieux supplice de l’attente ? Laisserons-nous le chien fidèle de l’auteur haleter seul entre ses jambes ? ». Le roman, cette vieillerie louis-philipparde, ce chien fidèle, ne nous aura pas, c’est dit. Nous ne nous laisserons pas tromper par ses effluves entêtants aux charmes vert-de-grisés. Sera t’il possible, pourtant, de ne pas convenir, et cela avec l’auteur lui-même qui, au détour d’une interview, confesse l’inconfessable, ce qu’il faudra bien pourtant admettre : « Comment se passer d’une narration, et même de l’effet d’attente ou de suspense du roman ? Un livre doit être dynamique, au moins porté par un mouvement, un courant, suivre une trajectoire de flèche. Il faut que les pages tournent. Je l’expérimente en tant que lecteur, la plus belle prose stagne bientôt comme un marécage si elle n’est pas traversée par une tension dramatique. » [1] Tension, mon beau souci.

Et personnage, mon bel ennui. On l’aura compris, puisque l’ami Chevillard joue à cache-cache avec la narration, il en ira forcément de même avec les personnages. Coquilles vides, coquilles vides donc que les personnages chez Chevillard, tel cet Albert Moindre, qui n’en est pas à sa première apparition dans ce que l’on peut bien appeler les « romans faute de mieux » de notre natif de La Roche-sur-Yon. Albert Moindre, franchement, un nom pareil … Et pourtant, tout amateur de voie ferrée saura qu’un train peut en cacher un autre, et qu’ainsi, un Albert Moindre nécessairement cache un Dino Egger en lui. Comme s’il dissimulait habilement un tigre dans son moteur. Le personnage donc, comme allégorie négative, comme négation de l’allégorie, le personnage comme ressort comique, caractère de fable philosophique à l’ancienne. Chevillard ironiste voltairien, dirais-je si j’avais lu Voltaire. Mais je n’ai jamais lu Voltaire, comme d’ailleurs, il faut bien l’avouer, la plupart des classiques. Honte à moi, donc. Néanmoins et derechef : Chevillard ironiste, voltairien ou pas, Chevillard moqueur, avec la précision et la finesse douloureuse d’un fleuret, souple, mais qui n’hésite pas à appuyer avec force là où on ne préférerait décidément pas. Exactement comme dans les quotidiens aphorismes de son fameux blog, L’autofictif, lecture par ailleurs fortement conseillée.







D’une certaine manière puisque nous y sommes, l’évocation de cette écriture de l’extrêmement bref que pratique Eric Chevillard en ligne (et dans les pages de l’excellente revue Le tigre) nous ramène à la problématique de la tension narrative dont nous parlions plus haut. L’économie, la densité des idées et des suggestions en une poignée de lignes, cette rigueur du moins pour le plus, bref tout ce qui fait le sel de son blog, tout cela ne serait-il pas justement un handicap prononcé à l’heure de la grande forme, à l’heure du « bon vieux roman » ? Borges, ce cher et inévitable Borges, maître absolu de la concision narrative, de l’économie comme art de faire entrapercevoir un monde de paradoxe vertigineux, comme art aussi – et c’est bien sûr là que Chevillard est borgésien – de la distanciation ironique, Borges donc, c’est bien connu, n’a pas écrit plus de romans qu’il n’y a de chameaux dans le Coran. C’est-à-dire aucun. On me rétorquera, et avec raison, que l’auteur de Dino Egger a écrit moult romans bien avant l’Internet, et que par conséquent sa pratique du micro-texte découlerait donc de son travail romanesque, et pas l’inverse. Je répondrais « who cares ? », car à la lecture non seulement de Dino Egger, mais également à celle d’un autre roman, de 2005, l’Oreille rouge cité plus haut, c’est la sensation inverse qui s’impose, apportant avec elle son lot d’inconfort : là où chez L’autofictif Chevillard excelle, dans le cas de ces deux romans – et surtout en fait en ce qui concerne Oreille rouge – Chevillard pêche. Où ? Comment ? Par excès de pointillisme probablement, par l’accumulation de petites choses toutes formidables, mais dont l’agglomération, c’est une évidence largement démontrée, ne fonctionne pas, ou pas complètement. C’est flagrant dans le cas d’Oreille rouge : le livre est une succession de paragraphes courts, comme autant d’entrées dignes de L’autofictif mais tournant naturellement autour d’un même thème (l’Afrique, et l’occasion pour Chevillard de faire son affaire de la tradition guindé de la littérature de voyage). Il en résulte une certaine lassitude à l’heure de la lecture dite ligne-droite ou, pour reprendre une terminologie de Julio Cortázar, « rouleau chinois ». On aurait presque envie de s’approprier Oreille rouge en mode livre gigogne, par le milieu, la fin, ou n’importe quel bout plutôt que du début vers la conclusion d’une seule traite. Si Borges n’a pas écrit de roman, c’est probablement aussi parce que son style ne s’y prêtait pas. Imagine t’on un roman de 200 pages (ou même 150, ou 100 …) possédant la même densité (une densité bien souvent en creux, qualité que l’on retrouve chez Chevillard) que celle des textes de Fictions ou L’Aleph ?

Au-delà de ces divagations, c’est que le roman demande un lâcher prise, le micro doit y laisser passer le macro, c’est-à-dire la grande forme, la vision globale, bref et pour en revenir au nerf de la question : la tension dramatique. Dans Oreille rouge, cette tension fait, me semble-t-il, cruellement défaut, et la lecture s’en ressent. Que voulez-vous ? Le lecteur, parfois, se lasse. Pourtant, je le répète, le livre n’est pas avare de saillies et de pépites, pris séparément tout y est bon (et bien souvent très bon), mais la vision d’ensemble, ce qu’on pourrait nommer l’argument y est bien trop maigre, il y a comme un déficit de piliers solidement plantés, plantés par exemple dans le sol Africain, puisque le roman tourne autour de la question africaine. Si l’on décidait de prendre le contrôle de l’hélicoptère de l’insupportable Arthus-Bertrand, que verrait t’on en survolant l’univers fictionnel d’ Oreille rouge ? Pas grand-chose, une nuée de points à relier, mais dont la numérotation, vue de si haut serait tout bonnement illisible. Vue d’avion, enfin d’hélicoptère ou de n’importe quel autre machin volant identifié, la précision, l’ironie subtile et dévastatrice de Chevillard nous laisse sur notre faim. Il y manque quelque chose. Peut-être le lecteur devrait-il lâcher les commandes du joujou volant et coûteux de l’autre idiot, et opter pour la loupe ?








Ce n’est pas tout à fait la même chanson qui se joue pour Dino Egger. Déjà, nous n’avons plus affaire à une succession de petits paragraphes, mais à un flux nettement plus dru, qui pousse le lecteur à plonger. Il s’y crée une ligne dynamique, une intensité.
Albert Moindre est-il l’obstacle ou la condition sine qua non de l’apparition de Dino Egger, celui qui dès Lascaux inventait la peinture cubiste, nous faisans dès lors gagner un temps précieux ? Voilà donc ce qui pourrait bien être un moteur narratif pour le roman. Il y a, justement, en plein mitant du bouquin, quelque chose qui s’approche bel et bien de cette narration, cette maudite narration : l’extrait d’un curieux journal, découvert par notre Moindre au cours de ces multiples tentatives de fatiguer toutes les archives municipales de France et de Navarre. Un type y raconte les errements, balbutiements, allez retours, temps et contretemps d’un projet mystérieux, cryptique, à moins qu’il ne soit tout simplement absurde. En lisant ces pages (à mon goût, on l’aura sans doute compris, parmi les plus réussies, les plus ouvertement comique, et donc inquiétantes, du roman), on a comme l’impression de lire quelques pages égarées du journal de Jacques Morand, vous savez le Morand de Molloy, l’inégalable chef-d’œuvre Beckettien, voire même d’y entendre la voix de Molloy lui-même. On sait peut-être que c’est par obsession beckettienne que Chevillard envoya son premier manuscrit à Minuit. Difficile donc de ne pas voir dans ces quelques pages un hommage, direct - et plutôt enlevé - un exercice de style (hou … le vilain mot est lâché !) qui prend le large, et devient presque le centre creux de cette immense digression qu’est – comme semble t’il la plupart des livres de Chevillard – Dino Egger. Molloy rampait, investie d’une mission, de même notre diariste est lui aussi un missionnaire, un fomenteur, mais de quoi ? Avec quelle équipe ? Les bras cassés qui semble l’accompagner dans son entreprise ? Ne serait-il pas plutôt un de ces fats qui croient que des signes lui sont adressé par le moindre élément stupide du quotidien, y décèle dès lors le potentiel d’un destin bigger than life ? Un peu comme Albert Moindre dont la quête d’un Egger chimérique est aussi la construction lente, pénible, idiote, d’un sauf-conduit qui le libèrera de sa triste condition de fils et petit-fils d’éclusier (l’évocation de la généalogie du sieur Moindre nous vaux d’ailleurs quelques paragraphes qui semblent renvoyer directement au Thomas Bernard d’Extinction, si l’on accepte de remplacer la dynastie de châtelains autrichiens par une autre d’éclusiers franchouillards). Je ne suis pas sans savoir que la comparaison Chevillard-Beckett n’est pas dès plus originale, mais à la lecture des quelques pages du mystérieux diariste, il me semble difficile d’y échapper.

Ce diariste, sans doute, ressemble fortement à Albert Moindre. La tache mystérieuse qu’il évoque pourrait bien être celle de notre exégète de Dino Egger. Un type qui tourne inlassablement autour d’un pot qui n’existe pas. Mais pourquoi tourne t’il donc autour dudit pot, que représente t’il ce pot, pour le pauvre Albert Moindre ?
Le quotidien, voilà peut-être où réside la clé : minable, mais acharné, il se moque de nous, se moque de notre angoisse, de notre quête de sens, comme la rétive moustiquaire avec laquelle se débat le risible Oreille rouge, dans le périple Malien qu’expose le roman éponyme. Le quotidien, minable, rétif, le quotidien comme unique horizon poreux où jamais nous ne trouverons le sens qui pourtant - diantre ! – nous fait tellement défaut. Mais ne serais-je pas en train de faire passer en force une métaphysique de PMU, ou pire – horreur ! – une de ces bonnes vieilles analyses psychologiques à l’emporte-pièce, dans le bouquin d’un écrivain qui refuse pourtant définitivement et d’un bloc ce genre d’inepties, paraît-il épuisées jusqu’à la moelle. Ah ! Peut-être, mais qui m’en voudra ? J’aime assez l’idée de voir ce type, oui, lui, Albert Moindre, le falot, comme une métaphore de l’ennui provincial, comme ce rat de bibliothèques vermoulues où plus personne ne se risquerait, comme une nouvelle métaphore d’une érudition qui ne saurait pas ne pas être maladive. Le bovarysme branlant d’un type qui par tous les moyens cherche une fiction du réel qui lui redorerait le blason, et qui, plutôt que de s’identifier à des fictions existantes, cherche les traces d’une fiction qui n’existe pas et qui serait la sienne. Albert Moindre comme un de ces derniers lecteurs qu’évoque Ricardo Piglia dans son essai éponyme. Mais en mode absurde. Un pantin, un guignol, qui se projette dans le fantasme aberrant de ce Dino Egger : tantôt artiste total, démiurge beethovenien, les cheveux au vent, à l’intempérie, tantôt criminel massif, dictateur sanglant, mais toujours extraordinaire, too much, indépassable. Albert Moindre ou les rêves de grandeur d’un petit employé de bureau, qui la nuit se transformerait en Dino Egger. Albert Moindre le pauvre type, le ridicule, aux rêves trop grands pour lui.







Cette figure de vieille fable philosophique – celle de l’idiot, du fat, du type excessivement imbus de lui-même pour aucune raison valable – riche tradition littéraire s’il en est, est un terreau où Eric Chevillard semble aller puiser régulièrement. Qu’ils soient réels (le Désiré Nisard de Démolir Nisard) ou fictifs, les personnages-coquilles vides de Chevillard ne sont peut-être pas si vides, car ne sont-ils pas comme remplis d’une morgue à toute épreuve ?
Là où certains lisent pour comprendre le réel, où d’autres liraient en quête d’une unité, là où donc on lit pour un ensemble de raisons à priori valables, Albert Moindre au fond ne lit pas : il fait semblant. Il cherche à combler. Il parcourt une montagne incalculable de paperasse, mais ne la vois pas : les lettres dansent devant ses yeux, elles dansent une gigue moqueuse. Et Moindre se désespère : rien, il n’y a rien. Le réel hostile se refuse à lui. Pas de Dino Egger. Pas un traître mot. Pas la moindre parcelle de papier l’évoquant, rien, nulle part…
Au fond, c’est le quotidien terne, plat, amorphe, de ce Moindre – un type qui n’a même pas pour lui l’idiotie magnifique d’un Bouvard ou Pécuchet, un type à qui manque le délire forcené d’un Ignatius J. Reilly – c’est donc le quotidien parfaitement transparent d’Albert Moindre le fils d’éclusier qui se dessine, se découpe, derrière l’ombre du géant Egger. Sous les pavés du génie eggerien : le vide d’un jour sans fin, monotone et triste comme un paysage wallon. Un paysage d’écluses infinies, où l’on regarde passer sur l’eau les chiens morts.
Les rêves de grandeur semblent mener nulle part quand ils naissent dans l’esprit grisâtre d’un zéro pointé comme M. Moindre. Pourrait-il lui-même incarner ce Dino Egger que l’histoire lui a refusé ? Voilà donc le défi.

Je ne voudrais pas non plus donner l’impression qu’il y a quelque chose s’approchant d’une forme de suspens dans ce livre, mais néanmoins, dans cette tentative d’épuiser d’abord tous les possibles d’un monde qui aurait connu Dino Egger, avant d’envisager tous les stratagèmes pour qu’un certain Albert Moindre puisse le faire naître, Chevillard crée une accroche, et c’est cette accroche qui, au-delà du pur jeu d’une digression infinie, celle de mille Dino Egger possibles, fait tenir le livre. Là où Oreille Rouge déçoit, ou plus exactement, là où Oreille Rouge peu à peu semble se transformer en un jeu, virtuose certes, mais un peu vain, Dino Egger semble s’élever sur des fondations plus stables, alors même pourtant qu’on est au plus proche possible d’un livre sur le rien. Du coup, entre deux éclats de rire, entre les milles et une invention d’une prose très (trop ?) sûre d’elle, perdu dans une fourmilière d’idées et de paradoxes féconds, le lecteur mine de rien avance. Vers où, cela reste à voir, néanmoins, dans sa lancé, le lecteur retrouve le plaisir pur d’une littérature ludique, où l’ironie et la distance n’est pas (seulement) pose ou sauf-conduit, mais aussi une expression directe – et parfois effrayante – de l’intelligence.


[1] Extrait d'une interview lisible sur le site de Chevillard.

L’odyssée du lecteur.

À propos de L’odyssée barbare (Passage du nord-ouest, 2009) et de Casi Nunca (Anagrama, 2008) de Daniel Sada.





Qu’est-ce qui rend un auteur difficile ? Sa langue, son style, sa construction narrative, la manière dont il organise, dispose en belles lignes droites ou en circonvolutions saugrenues les éléments de son projet littéraire ? Un auteur est-il délibérément cryptique, cherche t’il la complexité pour en mettre plein la vue ou par honetteté intellectuelle ?
Ce genre de questions, le débat sans commencement ni fin qu’elles amènent ne se résoudra pas ici. Mais c’est qu’à la lecture d’un roman de l’écrivain mexicain Daniel Sada, il ne peut que repointer le bout de son gros museau gélatineux. Que l’on s’approche tant de L’odyssée barbare que de Casi Nunca, force est de constater que les premières pages d’un roman de Daniel Sada ne sont pas des plus hospitalières pour le lecteur néophyte qui avance alors à l’aveugle dans un univers romanesque qui a de quoi décontenancer. On imagine d’ailleurs déjà l’hécatombe : nous partîmes 500 (chiffre, il va de soi extrêmement optimiste), mais combien étions-nous encore, quand enfin s’annonçait là-bas, par-delà les brumes (ou plutôt dans le cas de Sada le soleil de plomb du désert), le port tant convoité ? Et d’ailleurs, ce port, existe t’il ? Il est fort probable en effet, que parmi les rares lecteurs qui - courageusement et malgré un silence critique quasi total - ont osé mettre le nez dans la traduction française de Porque parece mentira la verdad nunca se sabe [L’odyssée barbare, donc], nombreuses furent les défections en cour de route. Et comment leur en vouloir : car non content d’être écrit dans une langue particulièrement sinueuse et généreuse en chausse-trappes multiples, c’est que le bouquin est quand même aussi un (gros) pavé, à tous les niveaux.





Bien, pero, vamos al grano : de quelle complexité parlons nous ? Comment, où, s’articule t’elle dans les livres de Daniel Sada ? Est-il encore un de ses écrivains déconstructeur-branlette, où la hauteur pharaonique de la prétention n’est égale qu’à la vacuité rase-moquette ? Je vois déjà les regards d’opprobre que l’on m’adresse. Il va donc falloir que je clarifie sans plus attendre mon propos : Daniel Sada est sans doute – peut-être, probablement – le plus grand écrivain de langue espagnole vivant. Formule à l’emporte-pièce si l’en est, et je m’en excuse, mais voilà, un peu d’hyperbolisme ne saurais nuire : Sada est par excellence l’écrivain difficile, ardu par moments, mais qui non seulement mérite qu’on prenne la peine de s’y attarder, mais qui surtout propose un style, une langue, un objet artistique et perceptif dont les tenants et aboutissants, fermement plantés dans le sol craquelé et aride du désert, justifient, et plutôt deux fois qu’une, l’effort indéniable qu’il demande au lecteur. Le projet littéraire de Sada - que Roberto Bolano, notre maître à tous, su distinguer comme le plus risqué de sa génération – tient à la fois d’un investissement absolu dans le travail technique de la langue (importance des métriques poétiques les plus complexe) et d’une capacité à regarder avec une terrible lucidité le Mexique dans le blanc de ses yeux crasseux et crottés.

La langue de Sada est précise et délirante : patiemment construite, articulée, elle possède néanmoins la force d’une logorrhée qu’on ne saurait ou ne voudrait pas arrêter alors même qu’elle est calcul, distance, savante. L’effet y est fondamental. Pas à coups de lapins sortis du chapeau, mais par un goût : celui du plaisir de promener le lecteur, de le mener par le bout du nez, de lui donner au compte goûte, puis de lui retirer l’appétissante poularde, pour mieux la lui délivrer par petit bout : une cuisse ici, un petit os bizarre par là, et que la machine narrative avance ! Vaya !
Chez Sada, c’est l’articulation qui crée l’effet souvent. La machine semble s’emballer, mais le mord est bien tenus, il ne s’agirait pas que le galop devienne chaotique. Nul chaos ici : tout est ordonnance, emboîtement parfait, mais les rouages s’interpénètrent et se croisent tant et si bien que cette maîtrise presque effrayante de l’écriture est au service du vertige, du dérèglement. Sada est – enfin ! – un véritable écrivain baroque, le seul sans doute qu’ait donné les lettres hispano-américaine depuis le cubain José Lezama Lima. Mais là où le havanais était tout en moiteurs ésotériques, le mexicain lui est ironique et dur, frappe là où ça fais (très) mal, exposant ainsi le Mexique dans sa réalité la plus crue.

Le projet littéraire de Daniel Sada c’est donc avant toute chose l’invention d’une langue, d’une voix personnelle, reconnaissable entre mille. Mais cette langue – fort heureusement – n’est pas tout : loin de se contenter de polir et de dompter à sa guise un espagnol tour à tour vulgaire et précieux, Daniel Sada fait de cette voix, de cette grammaire, un outil pour déployer son travail narratif. Car le travail du langage n’est jamais démonstratif dans les romans du mexicain, il est avant tout au service de son projet dramatique. La langue sert la narration, mais aussi la détourne, la moque, l’humilie, réconciliant ainsi forme et fond, qui deviennent indiscernables. C’est tout le brillant paradoxe d’une ambition littéraire aussi démesuré : cette volonté forcenée de faire tenir contre vents et marées la très singulière complexité qu’il met en place, Daniel Sada en fait l’outil idéal de l’efficacité de sa narration. Plutôt donc que de se tourner et se retourner sur place durant les nuits d’insomnies en se demandant que faire du roman, cette espèce d’enclume écrasante, Sada préfère ne pas avoir à choisir entre langue et récit, ou entre réalisme et irréalisme, mais d’unifier microcosme et macrocosme dans une immense architecture où tout fait également sens, de l’usage de la ponctuation jusqu’aux situations qu’il décrit, et inversement.





L’écriture selon Sada c’est donc aussi – surtout - un rythme : le rythme d’une langue qui bat le pouls du récit. Car ici, c’est de la langue que naîtra le reste : action, dramaturgie, personnages. Cette langue est donc l’œuvre, l’unité de mesure. Mais, justement renforcée par la mainmise absolue qu’elle exerce, par sa force d’attraction, elle se fait oublier, se transforme : elle devient une sorte d’essence de la narration.
Il y a chez Daniel Sada – nouveau paradoxe – une sensation tenace d’oralité, ce qui, dans une langue aussi travaillée, qui subit en permanence le dictat d’une volonté qui lui impose entraves (le travail sur les métriques, déjà évoqué) et césures rythmiques surprenantes, ne manquera pas d’étonner. Cette oralité, bien sûr, n’est pas celle de l’homme de la rue (encore qu’il faille aussi noter que tout les registre de la langue ont - une fois passé par le crible formel du style - droit de cité), mais une oralité mise en scène, (sur-) affirmée. Cette mise en scène de l’oral est aussi un mode de jeu, une manière ludique de jouer avec le lecteur sur différents tableaux : qui parle ? qu’en est-il des faits, de la fable ? Dans L’odyssée barbare, Sada met ainsi à jour – comme le souligne d’ailleurs bien mieux le titre espagnol original, quelque chose comme : Parce qu’elle ressemble à un mensonge, la vérité jamais n’est connue – le système de magouilles, de corruptions, manipulations diverses, meurtres et faux-semblants d’une fraude électorale dans un bled paumé du désert. Le langage y devient le miroir des réalités scabreuse d’un pays à la dérive, l’outil idéal pour scénariser un réel tellement irréel, qu’on pourrait oublier en passant qu’il est pourtant réel. Dans cette odyssée, le langage plonge avec personnages et situations dans l’abîme, et ce qui en ressort est une machine infernale, se ruant vers l’avant, vers l’arrière. Autant d’aller et retours – la linéarité narrative ne fait pas partie du programme – exténuants et jouissifs pour le lecteur qui se laisse alors embarquer dans le tourbillon. Dans Casi Nunca, c’est l’histoire tragi-comique (mais surtout comique) de Demetrio Sordo, obsédé sexuel en lutte avec la pudibonderie et les traditions du Mexique profond des années quarante, que cette langue éclaire ou au contraire assombrie : les tours et détours que Sada lui fait subir sont aussi ceux du ridicule et pourtant attachant Demetrio, tiraillé entre nécessité de sainteté et désir d’une luxure totalement débridée. Dans un roman comme dans l’autre, le mensonge est un recours permanent pour des personnages désemparés, dépassés par le réel, et qui souvent n’ont pas beaucoup d’armes – ni intellectuelles ni matérielles – pour y faire face. Le Mexique de Sada est chaud, poussiéreux, étouffant, jamais miséricordieux. Et il est peuplé d’imbéciles et de filoux. C’est un pays immense et hostile et les êtres n’y sont rien, ou si peu. La langue, elle, est vorace, terrible, elle dévore tout sur son passage. À l’instar d’ailleurs de la pénibilité et de l’ahurissante difficulté des voyages du pauvre Demetrio – train + bus + charrette + barque + etc, etc … - qui doit plus d’une fois traverser la moitié du Mexique dans l’espoir de séduire une fiancé bien compliqué, la langue tourne et détourne, bifurque, rallonge jusqu’à la nausée pour ensuite mieux escamoter. Dans les premières lignes de Casi Nunca, on trouvera d’ailleurs à propos du sexe un passage qui pourrait aussi bien convenir pour une définition de la littérature de Daniel Sada : « Le sexe colossal, impossible à contenir, frénétique, ambiguë comme un jeu qui confond, puis éclaire, puis recommence à confondre. »





Le mensonge donc, nous en parlions, élément central chez Sada, est au cœur de sa langue : elle apostrophe le lecteur, lui lance des pistes pour mieux les lui retirer dans un rire narquois, elle déjoue les manigances plus ou moins (souvent moins) astucieuses des personnages, elle souligne par sa construction et son développement toute l‘amplitude, la puissance du mensonge, qui semble ainsi devenir la métaphore même du Mexique. La langue de Sada est puissante, inépuisable, mais sèche comme le désert, le territoire quasi-unique des fictions du natif de Mexicali. Se travestissant sous ses airs enjoués (les multiples interjections plutôt familières qui ponctuent en permanence le texte), cette langue est terriblement dure, affilée, méchante. Son ironie est plus que prégnante : elle y est un moteur, comme le sexe est un moteur pour le Demetrio Sordo de Casi Nunca.

Pour résumer, on pourrait dire que si les personnages mentent beaucoup chez Sada, c’est pour palier leur impuissance ou masquer leur bêtise, alors que si la langue, elle, ment (et on pourrait également remarquer qu’ici la langue et le narrateur omniscient forme une parfaite unité), c’est parce que ce mensonge – par omission, par distorsion ou fragmentation – s’adresse cette fois au lecteur, comme une façon de lui faire comprendre qu’il n’en mène pas plus large que les personnages, et qu’il n’a aucune raison après tout de se croire supérieur à eux. Plus d’une fois donc, au détour de l’une ou l’autre page, on a clairement la sensation que Daniel Sada se fout de nous, et cette sensation inconfortable, cette manière pas toujours douce de nous remettre en place, est une source de plaisir de lecture assez intense. Foin de ces romans autoroutes comme il y en a tant. Sada se moque de nous, soit, mais c’est d’abord parce qu’il ne nous prend pas pour des imbéciles. Ce qu’il nous propose (ou plutôt nous impose) c’est d’être là : d’être assez vif, réveillé pour déjouer, détramer les fils d’un univers narratif piégé.
Il y a donc, informulé, mais réel, un contrat qui se signe inconsciemment entre l’auteur et le lecteur, à partir du moment où celui-ci décide d’accepter le jeu. Ce contrat implicite est, je crois, la meilleure preuve de la sincérité absolue de la démarche littéraire de Daniel Sada. Aucun effet « m’a-tu vus » ici, aucune virtuosité vaine, mais bien au contraire l’affirmation renouvelée d’une foi phénoménale en la littérature comme expérience digne d’être arpenté, comme quelque chose qui vaut, et qui doit valoir, tout simplement, le coût.

Un dernier mot, relatif à la disponibilité du corpus de Daniel Sada en français : à ma connaissance, seul deux livres sont traduits à l’heure actuelle, L’odyssée barbare donc, chez Passage du Nord-Ouest, ainsi que le beaucoup plus court L’une des deux (que je n’ai pas lu pour l’heure) chez Les Allusifs. Je ne peux que me lamenter de la non-traduction de Casi Nunca (Presque jamais), mais peut-être verra-t’elle prochainement le jour, si un (courageux, certes) traducteur allié à un (courageux, derechef) éditeur s’y collent.